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destination n’en fût changée ; seulement il a laissé subsister l’abside romane, et il n’a pas restauré celle des tours dont l’étage supérieur avait été abattu pour donner à l’ensemble l’apparence d’une église.

Personne ne doute plus guère maintenant que la porte Noire ne soit bien une porte de ville. L’étude du monument confirme, en ce point, la tradition. Ce sont ces deux passages voûtés qui se répètent sur les deux façades : ce sont, du côté de la campagne, ces tours saillantes et semi-circulaires, ces deux propugnacula, appendice presque nécessaire de toute porte romaine, disposition que l’on retrouve, dans des constructions analogues, à Pérouse, à Vérone, à Barcelone et dans plusieurs autres villes. C’est la cour qui sépare les deux faces du bâtiment, avec les fenêtres qui s’ouvrent dans chacune d’elles ; du poste élevé qu’ils occupaient, les défenseurs de la place accablaient de traits l’ennemi qui s’approchait des murs. Celui-ci avait-il forcé la première porte, on pouvait encore l’écraser sous une grêle de projectiles dans cet espace étroit où il était forcé de s’engager. On a signalé la même disposition dans deux édifices dont la destination ne fait pas l’objet d’un doute, les portes romaines d’Autun et d’Aoste ; la différence n’est guère que dans les détails de l’architecture et dans les proportions. Ici, comme à Aoste, on reconnaît la place de la herse mobile, dont l’emploi fut adopté par notre architecture du moyen âge. L’ancien mur, on ne peut en douter, venait se rattacher des deux côtés à la porte Noire ; c’était donc bien là, au milieu de la face la plus exposée de l’enceinte, du côté de la Germanie une sorte de forteresse capable de contenir une garnison nombreuse et d’opposer une longue et vigoureuse résistance. Des planchers de bois, aujourd’hui détruits, séparaient les différents étages et formaient ainsi de vastes salles qui pouvaient renfermer, outre les défenseurs de la forteresse, de grands dépôts de provisions et d’armes de toute espèce.

Il reste à déterminer l’époque où fut construit l’édifice. Les matériaux employés fournissent une première indication. Le monument est tout entier bâti en gros blocs de grès, dont la couleur sombre a valu à ce monument son surnom populaire. Beaucoup de ces blocs ont de deux à trois mètres de long. Tous sont assemblés sans ciment, au moyen de crampons de fer, dont la plupart ont disparu ; on en montre pourtant encore quelques-uns dans l’intérieur de la porte Noire. C’est là un appareil qui ressemble fort à celui du pont romain de la Moselle, le seul pont que possède encore aujourd’hui la ville de Trèves ; jusqu’à la fin du dix-septième siècle, ce pont était resté intact, construit tout entier, pile et arches, en gros blocs de basalte appareillés sans ciment. Un mot de Tacite nous montre qu’il existait déjà en l’an 70 de notre ère, et qu’il reliait alors la ville à de grands faubourgs situés sur la rive gauche. Les Français l’ont fait sauter en 1689 ; il n’en resta que les piles ; encore deux de ces piles furent-elles entièrement détruites. Celles-ci furent refaites, ainsi que toutes les arches, vers 1720 ; mais on n’a pas pris de basalte, « pour éviter, dit un historien de Trèves, la forte dépense de la taille et du transport. » Les Romains, tant que leur génie garda sa virilité, regardaient moins à la peine et aux frais ; il semble qu’ils aient voulu toujours construire pour l’éternité.

En revanche, ce grand appareil n’est plus celui qu’aimaient à employer les architectes des quatrième et cinquième siècles de notre ère. Ne préférait-on pas alors le petit appareil, des moellons noyés dans un bain épais de mortier, et reliés de place en place par des cordons de briques ?

M. Hübner a signalé le premier un autre ordre d’indices qui conduisent aussi à reporter au premier siècle de notre ère la construction de la porte Noire ; je veux parler des caractères qui se lisent encore très-distinctement gravés sur une des faces d’un très-grand nombre des blocs de grès. Ces caractères forment des groupes de deux, trois ou même quatre lettres qui ne sont que des abréviations de noms propres. Je citerai AGE, MAR, MAG, AIVL, SEC, COM, CROBI, CAM. D’autres exemples analogues, ainsi les noms écrits en entier ou en abrégé que M. Hübner a lus sur les blocs de travertin du Colisée, conduisent à penser qu’on a là des espèces de marques de fabrique. Les lettres se trouvant ici souvent renversées la tête en bas, on peut en conclure que c’est sur les chantiers que les pierres ont reçu ces empreintes. Il est donc probable que nous devons chercher dans ces groupes les noms, les marques des différents entrepreneurs appelés à concourir aux travaux. Ce qui est certain, c’est que la forme de ces lettres, contemporaines de l’érection de l’édifice, nous fait songer aussitôt à une époque très-voisine de la fin de la république. Plusieurs des lettres que nous fournissent ces marques ont encore une physionomie archaïque, et toutes se rapprochent plutôt de ces formes rondes et carrées qui dominent vers la fin du premier siècle que de ces formes allongées et grêles qui commencent à se rencontrer vers l’époque de Trajan. Quant à croire ces caractères contemporains de Constantin ou de Gallien, on ne peut y penser un instant. Pour faire descendre jusqu’au quatrième siècle la construction de la porte Noire, il faudrait admettre une hypothèse qui ne présente guère de vraisemblance : il faudrait prétendre que l’architecte de ce monument aurait employé des matériaux préparés deux siècles plus tôt pour quelque autre édifice de la Trèves primitive.

L’esthétique s’accorde d’ailleurs ici avec l’archéologie et la paléographie pour nous conduire à reporter bien plus loin qu’on ne le fait ordinairement la construction de la porte Noire. Dans l’ordonnance de l’ensemble, dans la sévérité des lignes et la fermeté des profils, dans ces fenêtres cintrées que séparent des colonnes adossées, on retrouve quelque chose du théâtre de Marcellus et de plusieurs autres monuments de cette grande époque. C’est le même esprit, le même principe, comme on dit en terme d’atelier, mais avec une exécution