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que j’ai croqués revenaient de Crimée, à en juger par certains ajustements qu’ils portaient et qui sont en usage dans cette contrée.

Leur tabor avait été établi non loin de la bourgade, et cela me détermina à retarder mon départ de quelques jours de plus. Les pièces de dix kopecks que je donnais par séance à qui voulait poser, furent un attrait irrésistible. Petits et grands offraient à l’envi leurs faces pour être copiées sur la carte.

Un événement assez bizarre fut la cause d’une rupture entre eux et moi, et mit un terme à mes études. Un jour tout ce monde me reçut avec des reproches très durs, accompagnés même d’invectives. Il se trouva que la main d’un des Bohémiens dont Javais fait le croquis était devenue malade sans aucune cause apparente, et, comme il en fallait une quand même, on décida que le mal avait été inoculé par celui qui faisait les portraits :

« Retire-toi, criaient-ils en me voyant, tu es un chaïytane, tu nous frappes de maladies. »

Mes dessins ont, en général, donné lieu à beaucoup de petites scènes assez curieuses.

Une chose qu’il faut d’abord noter, c’est que le modèle ne comprend nullement à quel propos et dans quel but on le fait asseoir, ni ce qu’on veut faire de lui : c’est seulement le désir de gagner le salaire qu’on lui a promis qui d’abord le retient en place ; puis, quand il commence à voir ses traits se reproduire sur le papier, il s’étonne, et, selon son caractère, il se met à rire comme un enfant, ou, s’il est soupçonneux, à s’esquiver
Bohémiens.
sans mot dire. Dans ce dernier cas, aucune promesse de pourboire ne pourrait l’arrêter, il reste persuadé qu’on veut porter atteinte à son bonheur, non seulement dans ce monde, mais encore dans l’autre.

Les modèles les plus dociles sont les mendiants, dont j’eus l’occasion de prendre quelques types. Avant la séance ils débattent le prix, qu’ils fixent raisonnablement. « Si, par exemple, disent-ils, tu me laisses assis une heure ou deux, et que tu ne me donnes que tant, je ne veux point rester, car j’aurai plus de bénéfice à employer ce temps à mendier. » Ce raisonnement ne pèche ni par la concision, ni par la logique.

Du reste, les employés de l’administration russe ne sont pas plus intelligents. Il m’est arrivé, pendant qu’on changeait les chevaux, d’entrer dans une simple cabane de paysans, la maison de poste ayant été brûlée. Pour occuper mes loisirs, en attendant le départ, je prends mon album de voyage et me mets à esquisser la cabane, dans le désordre où elle se trouvait, avec toutes sortes de décombres, les enfants, les animaux, poules et coqs, et le reste, formant un ensemble d’un aspect lamentable.

Le préposé de la poste entre tout à coup dans la cabane, voit mon travail et me demande ce que je fais :

« Tu le vois bien, je copie la maisonnette.

— Et à quoi cela vous sert-il, monsieur ?

— Mais, simplement comme souvenir.

— Alors, permettez qu’on mette un peu d’ordre ; voyez comme les objets sont entassés les uns sur les autres.