Page:Le Tour du monde - 17.djvu/18

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

duisaient quatorze ânes. On conçoit qu’ils n’avaient pas de temps à perdre pour retenir les charges qui tombaient encore de temps à autre, surtout au passage de marigots à peine desséchés. Combien de fois, dans ces occasions, ne fûmes-nous pas obligés de mettre pied à terre pour aider au rechargement des bagages ! Mais ce n’était pas tout : il n’y avait pas de sentier à travers ces herbes, hautes de dix à douze pieds ; il fallait se frayer un chemin. On tombait quelquefois dans des fourrés de mimosas épineux, dont on ne sortait qu’au prix de quelques lambeaux de vêtements ou de peau. On conçoit que la marche ne pouvait être rapide ; les tours et détours prenaient du temps. Souvent, en face d’une ravine, on était obligé de revenir sur ses pas pour aller tourner par l’intérieur ; puis, on revenait au fleuve, et, après l’avoir suivi quelques instants, il fallait recommencer le même exercice.

Nous avions campé le 1er décembre, sur la berge de la rive gauche, en allumant de grands feux pour éloigner les bêtes féroces de l’intérieur et les hippopotames, dont le grognement sourd nous avait bercés toute la nuit. Ces monstrueux amphibies, troublés pour la première fois, depuis bien des années, dans les eaux où ils régnaient en maîtres, aiguillonnés maintenant par nos cris, nos avirons, par les décharges de nos carabines et blessés quelquefois, semblaient nous suivre à la piste. Nous campions d’ordinaire sur les plages de sable fin, qui leur servent aussi généralement de débarcadère quand ils vont la nuit au pâturage. Mais la même raison qui attirait leur troupe près de ces pacages nous les faisait choisir afin d’y trouver l’herbe nécessaire aux nombreux animaux de la caravane. Aussi, lorsque, conduits par l’habitude et par l’instinct, ils venaient pour atterrir, ils se trouvaient en face de nos feux, et leurs sourds grognements s’élevant des profondeurs du fleuve témoignaient de leur fureur de propriétaires évincés. Puis leurs têtes apparaissaient et respiraient bruyamment en soufflant de l’eau. Ces bruits, dans le calme de la nuit, mêlés aux cris lointains de l’hyène, à la voix imposante du lion, et aux mille soupirs d’une nature qui a bien sa grandeur, ne nous empêchaient pas de reposer. Et cependant, il faut bien le dire, l’inquiétude me travaillait. Bien qu’à vraiment parler les noirs n’eussent pas encore subi de privations, le changement de vie, l’énormité du travail que je leur imposais, semblaient les aigrir davantage, et, dans leurs rapports entre eux, je constatais chaque jour des symptômes alarmants. Aussi, sous le poids de ma responsabilité, je passai plus d’une nuit d’insomnie ; par la suite, mon sommeil devint léger, et bien qu’entre mon compagnon et moi il y eût peu d’expansion alors, j’observais avec bonheur qu’en dépit de son calme il ne négligeait aucune des précautions indispensables pour une pareille vie. C’est ainsi qu’il couchait, comme moi, la main sur son revolver, et que le danger, soit qu’il provînt des hommes, soit qu’il vînt des animaux ou de toute autre cause, l’eût trouvé prêt à lui faire face.

Le 2 décembre, en quittant notre campement, à six heures cinquante et une minutes, notre canot passa entre la berge et une île longue, couverte de baobabs et de palmiers ; le fleuve venait du Sud, et nous marchions avec une vitesse que j’estimai de 5 kilomètres à l’heure. À sept heures quatre minutes, je m’engageai dans un groupe d’îles, où je trouvai le fleuve barré sur toute sa largeur ; il se brisait sur des roches visibles à la surface de l’eau, avec une vitesse de plus de sept milles. Je fis mettre les hommes dans l’eau, et là, traînant péniblement le canot sur des roches glissantes, tombant pour nous relever et retomber encore, nous recommençâmes ce que nous avions déjà fait tant de fois. Dans ces occasions, je le constatai avec bien du plaisir, tant que durait le danger, chacun y apportait un véritable courage, une obéissance passive indispensable, chacun de mes ordres était exécuté à la parole, quelquefois avec un véritable dévouement, car celui sur lequel pesait, par exemple, le canot tout entier, entraîné parfois par la violence du courant ou par suite de la chute d’une partie des hommes, courait danger de la vie, et un faux mouvement pouvait faire chavirer le canot et perdre les vivres, accident bien grave dans un pays où on ne peut les renouveler. Après ce barrage, nous en franchîmes un insignifiant ; puis un autre assez difficile, mais dans lequel je pus faire haler le canot, avec une cordelle. La différence de niveau y était de quatre-vingts centimètres, et la violence du courant sur le rapide devait être de dix nœuds au moins. Enfin, après une navigation difficile, dans laquelle, de minute en minute, je relevais la direction du fleuve, la vitesse, les montagnes environnantes et les marigots, nous arrivâmes au grand barrage qui était le but de la journée. Ce barrage, dont je pris un lever, a deux mètres cinquante centimètres de chute.

Une chaussée part de la rive droite et ferme presque entièrement le cours, ne laissant qu’un canal de vingt-cinq à trente mètres de large, dans lequel se précipitent les flots torrentueux, dont les lames, de plus d’un mètre d’élévation, se brisaient sur des rochers dont les têtes seules paraissaient au milieu de flots d’écume. Ce canal a près de deux cent cinquante mètres de long ; sur la gauche, en le remontant, on trouve une autre chute, bien plus rapide, mais formant une série de petits bassins étagés, et dont le volume d’eau est bien moins considérable. C’est par ce passage que je fis hisser le canot, d’échelons en échelons, jusque sur le bassin supérieur, après avoir préalablement transporté son chargement à bras dans le lieu que j’avais choisi pour camper sur la rive gauche, en face du plus fort du courant.

En cet endroit, le fleuve varie en largeur totale de cent cinquante à deux cents mètres.

Ce récit de l’emploi de nos deux premières journées est applicable, à quelques intermèdes près, à toutes celles qui suivirent sur le parcours du fleuve qui ne présente qu’une série de barrages et de chutes jusqu’à son confluent avec le Bakhoï.

Le 3 décembre, nous avions remarqué que les montagnes de la rive gauche se rapprochaient du fleuve au