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même pierre, et le briquet enfin, un morceau de granit dur sur lequel on bat un fragment de pyrite de fer brut ; pour mèche on a de la mousse séchée, et pour amadou le duvet délicat qui entoure les chatons du saule.

Tcheitchenguak préparait les lances pour une chasse aux morses ; lui et son gendre voulaient essayer leur adresse dès le lendemain. Tout l’hiver, ces animaux avaient paru en troupes nombreuses sur la mer libre à l’ouverture du port, et de la grève glacée on entendait continuellement leurs cris rauques. Leur chair est la principale nourriture des Esquimaux ; ils apprécient fort celle des rennes, mais comme une sorte d’entremets seulement ; pour base d’un long et solide festin, rien, selon eux, ne vaut l’awak, comme ils appellent le morse en imitation de son cri. Il leur est aussi indispensable que le riz à l’Hindou, le bœuf aux Gauchos de Buenos-Ayres, le mouton aux Tatars de Mongolie.

La chasse réussit à souhait. Hans et le vieillard, chargés de tout leur attirail en bon ordre, s’avancèrent vers la mer où un grand troupeau de morses nageait près de la glace ; en rampant à quatre pattes, ils s’en approchèrent sans être aperçus, puis, arrivés à quelques pieds du bord, ils se couchèrent à plat ventre et imitèrent le cri du morse ; toute la bande fut bientôt à portée de leur harpon. Se relevant à la hâte, Hans ensevelit le sien dans une des plus grosses bêtes ; puis son compagnon tira sur la ligne et en noua solidement le bout à la hampe de sa lance qu’il planta dans la glace et maintint avec force. L’animal luttait avec vigueur, plongeait dans la mer et se débattait comme un taureau sauvage
Morses ou walrus. — Dessin de Mesnel d’après des sujets du Museum.
saisi par le lasso. Hans profitait de toutes les occasions favorables pour ramener la ligne à lui, jusqu’à ce que sa proie ne fût plus qu’à une vingtaine de pieds. La lance et la carabine firent alors promptement leur œuvre ; les autres morses s’enfuirent au large avec des cris d’alarme, leurs profondes voix de basse retentissant dans les ténèbres. Le bord de la glace eût été trop mince pour porter cet énorme gibier ; il fallut attendre que le froid l’eût suffisamment épaissie. Les chasseurs amarrèrent solidement leur victime pour que la mer ne l’entraînât pas au loin. Le jour suivant, la voûte s’étant un peu solidifiée, ils s’occupèrent de détacher avec soin toutes les chairs ; la hutte de neige fut approvisionnée pour longtemps de graisse et de viande, nos chiens s’en donnèrent à cœur joie, et la tête et la peau furent déposées dans un baril qu’on étiqueta : Société Smithsonienne.

En jugeant le morse d’après l’apparence lourde de son vaste corps de limace, beaucoup de personnes, et j’ai été du nombre, le regardent comme un animal peu formidable. J’ai appris depuis que je commettais là une grave erreur à mes dépens, et envers cet amphibie une grande injustice. C’est une créature pleine de courage, n’hésitant jamais à accourir à l’appel d’un de ses congénères en danger et à prendre fait et cause pour lui contre tout agresseur, quel qu’il soit. Dans une occasion, — c’était vers la fin de notre séjour à Port-Foulke, — nous avions, un peu à l’étourdie, lancé notre baleinière à la poursuite d’une énorme bande de morses, qui nageaient à l’entrée du port. Les cris désespérés d’un vieux mâle, que nous avions tout d’abord blessé et harponné, attirèrent sur nous tout le troupeau furieux et mugissant. Je n’ai jamais vu une telle réunion de corps noirs sillonnant la mer, ni en-