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les pommettes saillantes comme celles de tous les carnivores, le front étroit, les yeux petits et très-noirs, le nez plat. Derrière leurs lèvres longues et minces apparaissaient deux rangées étroites d’un ivoire solide, quoique usé par de durs et pénibles services, les naturels se servant de leurs dents pour une foule de choses : — assouplir les peaux, tirer et serrer les cordes, aussi bien que pour broyer la chair huileuse, base de leur alimentation. — Leur chevelure, d’un noir de jais, n’était pas très-abondante ; Tcheitchenguak avait plus de barbe que je n’en ai vu à ses compatriotes, mais seulement sur la lèvre supérieure et au bas du menton ; en général, la figure des Esquimaux est imberbe, elle appartient au type mogol. Petits de stature, mais bien charpentés, chacun de leurs mouvements prouve qu’ils sont robustes et solidement trempés par les épreuves de leur âpre existence.

La toilette est à peu de chose près la même pour les deux sexes ; une paire de bottes, des bas, des mitaines, des pantalons, une veste et un surtout. Tcheitchenguak portait des bottes de peaux d’ours s’arrêtant au-dessous du genou, tandis que celles de son épouse montaient beaucoup plus haut et étaient faites de cuir de phoque ; leurs pantalons étaient de peau d’ours, les bas de peau de chien, les mitaines de peau de phoque, la veste de peau d’oiseau, plumes en dessous ; le surtout, en peau de renard bleu, ne s’ouvre pas sur le devant, mais se passe comme une chemise ; il se termine par un capuchon qui couvre la tête aussi complétement que la capote de l’Albanais ou la cagoule du moine ; les femmes taillent le leur en pointe pour renfermer leurs cheveux qu’elles réunissent sur le sommet de la tête et nouent en touffe serrée et dure comme une corne, au moyen d’une courroie de peau de phoque non tannée ; je ne saurais dire que cette coiffure soit précisément pittoresque.

Quant à leur âge, bien malin qui eût pu nous l’apprendre : les Esquimaux ne comptant que jusqu’à dix, — le nombre de leurs doigts, — et n’ayant aucun système de notation, il leur est impossible d’assigner une date quelconque aux événements passés. Aussi cette race ne possède d’annales d’aucune sorte ; elle n’a pas su même trouver l’iconographie grossière et les hiéroglyphes des tribus indiennes du nord de l’Amérique. Le peu de traditions qui se sont transmises d’une génération à l’autre ne portent en elles l’empreinte d’aucune date, aucun indice se référant à une période de prospérité ou de décadence : les Esquimaux avouent qu’ils ne savent pas leur âge.

Les deux vieillards, promptement fatigués de la chaleur de la tente de Hans, voulurent faire ménage à part et se construisirent une maison de neige. Nos magasins leur fournissaient des vivres en abondance, et, délivrés du souci de la nourriture quotidienne, ils vivaient heureux et contents. Leur gîte, curiosité architecturale, eût excité le mépris d’un castor ; ce n’était autre chose qu’une caverne artificielle pratiquée dans un banc de neige. Devant la proue du navire se trouvait une gorge étroite, où les vents d’hiver avaient amoncelé les neiges qui, en tourbillonnant dans cette ouverture, laissaient une sorte de passage entre le banc surplombant à droite et la paroi du rocher à gauche. Prenant son point de départ de l’intérieur de cet antre, Tcheitchenguak commença par fouir dans la neige, comme le chien de prairie dans le sol meuble, s’enfonçant toujours dans la masse et rejetant les mottes derrière lui. Après être ainsi descendu d’environ sa hauteur, il creusa une dizaine de pieds dans la direction horizontale, puis il se mit à élargir ce boyau ; sa pioche ne cessait de frapper et d’abattre la neige durcie au-dessus de sa tête, et les blocs qu’il en détachait étaient transportés au dehors ; il put enfin travailler debout, et quand sa tanière fut assez grande, il en polit grossièrement les aspérités et reparut au grand jour tout blanc de frimas. Il façonna ensuite l’ouverture et la fit juste assez large pour qu’on pût s’y glisser à quatre pattes, puis il lissa avec soin la surface intérieure du tunnel d’entrée. Le sol de la hutte fut recouvert d’un lit de pierres sur lesquelles il étendit quelques peaux de rennes ; il tapissa les parois d’une semblable tenture ; puis Kablunet alluma les deux lampes et assujettit au-dessus de l’ouverture une nouvelle peau en guise de portière. Tcheitchenguak et sa famille étaient « chez eux. » J’allai les visiter quelques heures après leur installation. Les lampes (le seul feu qu’ils puissent avoir) brillaient gaiement et leur lumière faisait étinceler la blanche voûte de la cabane de neige ; la température s’était déjà élevée au point de congélation, et, en bonne ménagère, Kablunet avait pris sa couture. Tcheitchenguak réparait un harpon pour son gendre, et Angeit, latin aux yeux noirs, fort redouté de notre cuisinier et de l’office, était très-occupé à introduire dans un estomac trop vaste pour son corps quelques morceaux de gibier qui me faisaient l’effet d’avoir été subrepticement enlevés de quelque coin défendu de notre garde-manger.

En reconnaissance de nos bontés pour eux, ils me firent présent d’un assortiment complet de leur attirail de chasse et de ménage, lance, harpon, coque de ligne, trappe à lapins, lampe, pot, briquet, amadou et mèche. La lance est une pique de bois provenant sans doute de l’Advance, le navire perdu du docteur Kane ; elle se termine d’un côté par une solide pointe de fer, et de l’autre par un fragment de défense de morse revêtu d’une forte armure du même métal. Une dent de narval de six pieds de long, très-dure et parfaitement droite, forme la hampe du harpon, dont la tête est un morceau d’ivoire de morse long de trois pouces et percé de deux trous : l’un au centre, où l’on amarre la ligne ; l’autre à l’extrémité supérieure, ou vient s’encastrer le manche du harpon ; la base de l’arme est chaussée d’un fer aigu, comme celle d’une lance. La ligne est une lanière de cuir non tanné, de cinquante pieds de longueur, et découpée circulairement dans la peau d’un phoque ; une bande de même nature, à laquelle pendillent d’innombrables lacets, sert de panneau à lapins ; quant à la lampe, c’est un plat de stéatite de six pouces sur huit, et de la forme d’une écaille d’huître ; le pot est un ustensile carré, fait de la