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revenir tout de suite il fit de grands présents à de jeunes Esquimaux et les envoya au cap York avec mes chiens.

Malgré toutes ces protestations de zèle pour mon service, je soupçonne fort que certains ordres lui avaient été donnés par la partenaire de sa tente et de ses joies, et si les secrets de famille n’étaient pas mieux gardés que les autres, je découvrirais probablement que cette pointe au cap York n’avait d’autre but que d’amener ici les deux vieilles gens qui le reconnaissaient pour gendre. Sous l’étoile polaire même, les filles d’Ève gouvernent les destinées des hommes.

D’autres Esquimaux ne tardèrent pas à suivre ceux qui avaient précédé ou accompagné Hans, et peu de jours après je vis arriver, avec un assez bon attelage, une de nos meilleures connaissances de 1854, Kalutunah, chef de la petite tribu qui vivait à cette époque à Étah.

Aussitôt qu’il m’eut salué comme un confrère en souveraineté, il alla, lui et les siens, retrouver leur ancienne cabane et s’y installer de leur mieux.

Kalutunah n’était point beau, mais on ne pouvait pas dire qu’il fût réellement laid ; en dépit de ses traits grossiers et de sa malpropreté, sa simplicité joviale, sa naïve bonhomie m’avaient gagné le cœur. Sa langue ne resta guère oisive ; il voulait me mettre au courant de toutes ses affaires ; sa femme vivait encore et avait ajouté deux filles à ses autres charges, mais sa figure brilla de joie lorsque je m’informai de son premier-né, que j’avais vu en 18514, beau garçon de cinq ou six étés, et il me parla avec un orgueil tout paternel de la grandeur future promise à cet héritier présomptif : il savait déjà prendre des oiseaux au filet et commençait à conduire l’attelage.


Esquimaux s’installant à Etah. — Dessin de A. de Neuville d’après une planche du voyage de Kane.

Depuis cinq ans, la mort avait fait chez eux de terribles ravages, et il se plaignait avec amertume des misères de l’hiver dernier. La peste qui enleva mes chiens avait aussi attaqué ceux de la tribu, et je crois bien que ses ravages se sont étendus sur tout le Groënland. — Malgré cette pénurie générale, il se faisait fort de me procurer quelques animaux.

Grâce à cet arrangement nous eûmes bientôt deux attelages remontés au complet, et dans notre voisinage immédiat non moins de dix-sept Esquimaux installés : six hommes, quatre femmes et sept enfants, tous de caractères différents, d’utilités fort diverses. Si quelques-uns d’entre eux ne me causèrent que des ennuis, j’en fus dédommagé amplement par le zèle actif et la bonne volonté des autres. Parmi ces derniers il faut ranger la belle-mère de Hans et la femme de Kalutunah, qui nous confectionnèrent des bottes esquimaudes, chaussure indispensable dans ces régions. En dépit du peu de confiance qu’il nous inspirait, Hans, habile chasseur, nous rendait encore plus de services que les autres indigènes. Kalutunah nous visitait tous les jours, et entrait dans ma cabine en ami privilégié. Comme le guerrier s’anime au son de la trompette annonçant la bataille, il retrouva une nouvelle vie quand je lui offris d’être le conducteur d’un de mes attelages ; dès le lendemain, il s’occupa seul de nos bêtes, et lorsque, peu de jours après, je l’envoyai jusqu’au cap Alexandre, afin de voir si la glace marine était assez solide pour porter un traîneau, la coupe de son bonheur fut remplie jusqu’aux bords.