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léthargie par laquelle ils se laissent peu à peu gagner, en dépit de mes efforts. Sonntag était plein d’ardeur, et tout joyeux de cette course aventureuse, il me promettait de ramener bientôt les Esquimaux et leurs chiens. De son côté, Hans se prélassait, très-fier de son importance ; il fit claquer vigoureusement son fouet, l’attelage bondit dans ses harnais et partit au grand galop. Le traîneau glissait rapidement, et pendant qu’autour de lui la neige, soulevée par les chiens, rejaillissait au clair de lune, nous criâmes trois fois : « hurrah ! »

… Sonntag et Hans nous avaient quittés depuis un grand mois, et plusieurs jours de la lune de janvier s’étant écoulés sans nous les ramener, je commençai à être fort sérieusement inquiet. Ou ils avaient éprouvé quelque accident, ou ils se trouvaient retenus chez les Esquimaux par une cause impossible a déterminer. J’envoyai d’abord M. Dodge au cap Alexandre, pour constater, d’après leurs traces, s’ils avaient passé autour ou au-dessus du promontoire ; il put suivre les marques du traîneau pendant neuf kilomètres seulement : depuis le mois de décembre, les glaces s’étaient brisées et avaient dérivé vers la mer. Il ne vit point de vestiges dans les passes du glacier ; il nous fut démontré qu’ils avaient pris par le bas de la plage, et je me préparai à y conduire une bande de nos gens. Si nous découvrions quelque empreinte sur la glace ferme au delà du cap, je verrais ce qu’il me restait à faire ; si nous ne trouvions rien, il n’y aurait plus à douter que malheur ne fût arrivé à nos compagnons, et je pousserais ma route vers le Sud, jusqu’à ce que j’eusse atteint les Esquimaux : il me fallait absolument communiquer avec eux le plus tôt possible.

Le matin du 27, le traîneau fut chargé de notre léger bagage, et nous allions partir quand une tempête violente se déchaîna et nous retint à bord ce jour-là et le lendemain. Le 29, le matelot de quart, se précipita dans ma chambre pour annoncer : « Deux Esquimaux ! » Émergeant des ténèbres, ils arrivaient jusqu’à nous, sans avoir été signalés de loin. Ils devançaient Hans et nous apportaient de sa part de mauvaises nouvelles : Sonntag était mort !

Hans arriva deux jours après : à notre grande surprise, il était seul avec son beau-frère, jeune garçon que j’avais vu au cap York. Il avait laissé au delà du glacier, à plusieurs milles, son beau-père et sa belle-mère, avec mes pauvres chiens fourbus, et il venait chercher du secours. Il se trouvait lui-même tellement harassé, qu’avant de le questionner, je l’envoyai se réchauffer et prendre quelques aliments. Une bande de nos marins alla à la rescousse des deux vieilles gens ; on finit par les découvrir tapis dans un fossé de neige et grelottant de froid. Les chiens étaient blottis près d’eux ; pas un ne pouvait bouger ni pied ni patte ; aussi bêtes et gens furent empilés sur le traîneau et tirés jusqu’au navire. Dans la bonne chaleur de la hutte de Hans, ses parents se ranimèrent bientôt, mais les chiens gisaient presque sans vie sur le pont ; ils ne pouvaient ni manger ni se mouvoir. Cinq pauvres bêtes épuisées voilà tout ce qui nous restait de nos magnifiques attelages ! Tel était le résultat d’un voyage sur lequel j’avais fondé tant d’espoir !

Voici sur ces tristes événements la version de Hans j’en résume les détails avec la plus amère tristesse : Sonntag et lui avaient contourné le cap Alexandre sans difficulté ; la glace était solide et ils ne s’arrêtèrent qu’à l’île Sutherland, où ils construisirent une hutte de neige et prirent quelques heures de repos. Continuant ensuite vers le Sud, et n’ayant trouvé à Sorfalik que des cabanes vides et en ruines, ils s’en firent une de neige, et après s’être remis de leurs fatigues, ils partirent pour l’île Northumberland, pensant qu’ils ne trouveraient pas de naturels plus au nord du détroit. D’après le récit de Hans, ils devaient avoir fait environ sept ou huit kilomètres, lorsque Sonntag, se sentant un peu engourdi, sauta à bas du traîneau et courut en tête des chiens pour se réchauffer. Un des traits s’embarrassa, le conducteur arrêta l’attelage et resta quelques minutes en arrière ; il se hâtait de rejoindre son maître, lorsqu’il le vit enfoncer dans l’eau : une légère couche de glace recouvrant quelque fissure, ouverte par la marée, venait de se briser sous ses pas. L’Esquimau l’aida à s’en retirer, et ils retournèrent au plus vite vers la hutte qu’ils venaient d’abandonner. Le vent soufflait du Nord-Est, le froid était très-vif, et Sonntag ne voulut pas faire halte pour changer ses vêtements mouillés. Tant qu’il courait près du traîneau, il n’y avait rien à craindre, mais il fut assez imprudent pour remonter, et lorsqu’ils atteignirent Sorfalik, Sonntag, déjà enroidi, ne pouvait plus parler ; Hans le transporta à la hutte, lui ôta ses habits gelés et le plaça dans son sac de peaux ; il lui fit boire de l’eau-de-vie, et ayant soigneusement bouché la cabane, il alluma la lampe à alcool pour élever la température et préparer du café ; mais tous ses soins furent inutiles, et Sonntag mourut après être resté un jour sans connaissance et sans avoir prononcé une parole.

Hans referma la hutte de manière que les ours ou les renards n’y pussent pénétrer ; il repartit pour le Sud et arriva sans encombre à l’île Northumberland ; les Esquimaux venaient d’abandonner leur village, mais il put se reposer et dormir dans une cabane ; sous un amas de pierres il découvrit assez de chair de morse pour rassasier ses chiens. Le jour suivant, il atteignit Netlik, où il ne trouva personne, et s’avança vers le Sud jusqu’à une autre station, où il fut assez heureux pour rejoindre plusieurs familles logées, les unes dans une cabane de pierres, les autres dans des huttes de neige. En hiver les phoques se rassemblent en grand nombre autour du détroit de la Baleine et les Esquimaux vivaient là au milieu d’une abondance inaccoutumée. Hans leur raconta son histoire, et charmés d’apprendre que nous étions près de leur ancien village d’Etah, deux indigènes réunirent leurs deux attelages et se préparèrent à le suivre.

Mais mon chasseur avait d’autres projets. Il n’était qu’à trois journées du navire, et le principal but de son voyage était atteint ; cependant au lieu de nous