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étoiles, et quoique la chasse ne fût pas encore abandonnée, si courtes étaient les heures où nous pouvions en essayer qu’elle ne nous apportait aucun profit ; la nuit reposait sur les vallées, et les unes après les autres, les crêtes des collines disparaissaient sous son voile sombre ; il fallait nous résigner de notre mieux et attendre en paix le printemps, pour retourner à la vie active et aux travaux en vue desquels notre expédition était organisée. J’extrais de mon journal le compte rendu de ces longues heures de loisir.

5 novembre. — La routine la plus méthodique s’est emparée de notre vie, l’imprévu et l’irrégulier ont entièrement disparu avec le soleil, et une monotonie absolue nous gouverne maintenant. Quel bonheur de déposer pour tout l’hiver la grave responsabilité qui pesait sur moi ! Une bonne petite pendule est notre unique souveraine, et à son signal, la cloche du bord répond et nous prescrit ce que nous avons à faire.

On se lève à sept heures et demie. On déjeune une heure après ; la collation est servie à une heure, et le dîner à six. À onze heures les lampes s’éteignent et chacun s’en va coucher. Seuls, les veilleurs se promènent sur le pont, et le commandant rédige son journal. Après dîner je fais un whist avec les officiers ou je reste chez moi à jouer aux échecs avec Sonntag et Knorr. Tous nos jours se suivent et se ressemblent. Radcliffe me remet le soir le tableau des observations atmosphériques, et ce tableau lui-même est presque aussi monotone dans son contenu que dans le cérémonial de la présentation. Mac Cormick, à son tour, me rend un compte exact de ce qui se passe à bord ; mais il est bien rare que quelque fait saillant vienne interrompre l’uniformité de sa prose. Je passe une partie de la nuit à inscrire force notes sur mon volumineux journal, et j’avoue qu’à part les relevés du magnétomètre, des baromètres et des thermomètres, du marégraphe et de l’épaisseur des glaces, on pourrait en supprimer beaucoup sans inconvénient ; les nouvelles sont assez clairsemées et je les accompagne d’un signe marginal pour y revenir de temps en temps, comme on fait dans sa mémoire pour un événement heureux.

Autant que faire se peut, le dimanche est observé comme là-bas, dans la patrie lointaine. À dix heures, escorté de l’officier de service, je visite avec soin toutes les parties du navire et m’enquiers minutieusement de la santé, des habitudes, du confort de tout l’équipage ; puis, tout le monde réuni sur l’arrière, je lis une portion des prières du matin et un chapitre du livre que nous aimons tous. J’ajoute parfois un des beaux sermons de Blair, et quand approche l’heure du repas, c’est bien de tout cœur que nous demandons à Dieu de continuer à étendre sur nous sa main paternelle, et si notre prière n’est pas bien longue, elle n’en est peut-être que mieux sentie.

6 novembre. — Sonntag est de retour d’une excursion qu’il a tentée sur la glace marine, et comme je le craignais, il n’a pas réussi dans son entreprise. Le voyage a été des plus pénibles. À chaque instant, les chiens avaient à franchir des hummocks élevés, des neiges amoncelées, de larges fissures ; le vent soufflait avec rage et ajoutait aux fatigues de la petite bande le danger des morsures de la gelée.

Tout d’abord les attelages n’avaient pu sortir de la baie de Hartstene sans de fort graves difficultés : l’eau atteignait presque la glace de terre ; ils marchèrent assez bien jusqu’à Fog Inlet, ou d’énormes crevasses leur barrèrent le passage ; impossible de les franchir ou de les tourner ; un traîneau fut brisé, et après l’avoir réparé tant bien que mal, nos hommes ne songeaient plus qu’à revenir au navire le plus vite possible : un peu au-dessus du cap de Hatherton, ils trouvèrent la trace de deux ours, et bêtes et gens ne purent résister à la tentation de les suivre. Sonntag m’a donné de cette chasse une description fort animée.

Les deux malheureuses victimes, une mère et son petit, dormaient sur le versant d’une chaîne de hummocks ; réveillées par les abois des chiens, elles se dirigèrent immédiatement vers les crevasses ouvertes à une distance d’environ sept kilomètres. Sans attendre les incitations de leurs conducteurs, et comme s’ils avaient oublié leur traîneaux, les chiens s’élancèrent à la poursuite des fugitifs. Les hummocks, fort élevés déjà, étaient séparés par d’étroites et sinueuses ravines, et si les ours avaient eu l’instinct de s’y cantonner, leurs ennemis, arrêtés à chaque instant, et ne pouvant pas toujours suivre leurs traces, n’auraient probablement pas réussi à les atteindre, mais la chaîne avait tout au plus un demi-kilomètre de large, et les ours, la traversant au plus vite, songeaient évidemment à gagner une énorme fissure où devait se trouver un espace de mer. Atteindre l’eau était pour eux le salut. Tout aussi bien que les chasseurs, les chiens paraissaient le redouter, car ils suivirent la piste avec tout le sauvage élan de leur brutale nature. Enragés par la perspective de voir échapper leur proie, ils parcouraient l’espace comme un tourbillon furieux. Jensen et Hans les excitaient par tous les moyens que leur suggérait une longue expérience ; les traîneaux volaient sur la neige durcie et rebondissaient sur les pointes aiguës qui se projetaient sur la surface glacée.

Par leurs cris et leur vitesse, les chiens manifestaient toute l’impatience d’une meute lancée après le renard et dix fois autant de férocité, et Sonntag, que cette folle course enlevait aux notions de la réalité présente, se croyait au milieu d’une horde de loups serrant de près un buffle blessé.

En moins d’un quart d’heure la distance était réduite à quelques centaines de mètres. La mer, espoir des fugitifs et terme fatal de la poursuite, se rapprochait aussi, mais l’ourse était arrêtée dans sa marche par son petit qu’elle ne voulait pas abandonner ; effrayé et anxieux, il trottait pesamment près d’elle, et c’était pitié d’entendre les appels déchirants de la pauvre mère, de voir sa profonde douleur ; elle comprenait parfaitement le péril, mais ne pouvait se résoudre à fuir sans sa progéniture. La crainte et l’amour maternel semblaient lutter alternativement dans son cœur ; elle s’élançait vers la mer pour