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sisté, nous tournâmes le dos à la tempête, et poussés par son souffle puissant, nous redescendîmes en toute hâte la pente du glacier.

Nous avions soixante-douze kilomètres dans les jambes, lorsque je n’aventurai à permettre une halte ; le thermomètre marquait -29 1/2 cent., la tempête s’apaisait un peu ; nous étions à trois mille pieds au-dessous de notre périlleux campement, et ma petite troupe avait bien gagné quelques heures de repos. Mais comme il faisait froid sous la tente ! Le vent l’ébranlait sans relâche, et nous avions quelque peine à l’empêcher de s’envoler au loin.

Le lendemain soir, nous arrivions à Port Foulke sains et saufs, mais très-fatigués. La lune nous éclairait pendant cette dernière partie du voyage ; à la base du glacier l’air était parfaitement calme, et dans la gorge, dans la vallée, sur le lac Alida, et sur le fiord, nous avancions au milieu de scènes vraiment féeriques. Les nuées chargées de neige passaient comme des fantômes à travers la nuit, voilant et découvrant tour à tour les crêtes des blanches collines ; ces ombres nous disaient que l’ouragan hurlait encore là-haut, mais dans notre humble vallée tout était aussi paisible que dans une caverne vainement assiégée par la tempête ; sur nos têtes un grand arceau des cieux s’arrondissait profond et bleu. Les douces étoiles, revêtues de la majesté de la nuit, se miraient sur la surface unie du petit lac ; le glacier reflétait les pâles rayons de la lune, et les noires falaises allongeaient leurs grandes ombres sur la mer de lumière qui inondait la vallée. Les caps aux cimes déchirées se découpaient sur le fond éblouissant du fiord parsemé d’îles ; ses vagues congelées s’étendaient dans la baie pour se mêler ensuite à l’Océan lointain ; à l’horizon se profilaient vaguement les hautes montagnes blanches de la côte occidentale et sur la mer flottait une lourde traînée de vapeurs ; poussée lentement par la bise, elle laissait voir peu à peu la forme spectrale d’un iceberg émergeant de ses noires profondeurs ; une faible aurore boréale frangeait le sombre manteau des vagues, et, derrière cette masse de ténèbres impénétrables, dardait parmi les constellations de soudains jets de lumière semblables à des flèches de feu lancées par les démons d’un autre monde.

… La goutte de rosée, distillée sur la feuille du palmier des tropiques, tombe sur le gazon et reparaît dans le ruisseau murmurant de la forêt primitive ; elle a coulé dans la rivière et de la rivière dans l’Océan ; là elle s’est évanouie en vapeur, et portée vers les montagnes du Nord par le vent invisible, elle est devenue un doux flocon de neige ; pénétrée par un rayon, la neige se transforme à son tour en un petit globule d’eau ; la froide brise succédant au soleil, ce globule se change en cristal, et ce cristal recommence sa course errante et cherche encore l’océan.

Ainsi le glacier est un immense fleuve de glace, et bien que son extrémité, emprisonnée sous les eaux, ait une tendance à s’élever, elle est longtemps retenue par l’action de la masse à laquelle elle appartient ; elle continue à plonger jusqu’à ce que la force d’émersion, augmentant toujours, fasse éclater des fragments qui remontent aussitôt à leur niveau naturel ; ces fragments peuvent être des cubes solides d’un demi-mille de côté ou même davantage. La disruption ne s’accomplit pas sans un grand tumulte des eaux, et un fracas qu’on entend au loin. La masse de glace flotte en liberté ; les oscillations que lui avait imprimées cette soudaine rupture finissent par se calmer, puis le bloc de cristal s’abandonne au courant et dérive avec lenteur vers la haute mer. C’est une montagne de glace, un iceberg, maintenant : le glacier a accompli le rôle que lui assigne, dans les régions polaires, la grande loi de la circulation.

Le glacier par lequel j’avais pénétré dans la mer de glace est un bel exemple de la croissance et de la marche que je viens de décrire. Il forme un large fleuve qui a fini par remplir une vallée de dix-huit kilomètres de longueur ; son front qui, ainsi que je l’ai dit plus haut, a près de deux kilomètres de large, est encore à trois kilomètres et demi de la mer. En 1861, j’ai repris les angles et les mesures d’octobre 1860, et reconnu qu’il s’avance de plus de cent pieds par an. Il lui faudra donc un siècle pour qu’il atteigne la baie ; et comme l’eau profonde se trouve à onze kilomètres du rivage, cinq cents ans seront nécessaires avant qu’un iceberg de quelque importance puisse s’en détacher. Le mouvement de ce glacier est beaucoup plus rapide que celui de plusieurs autres que j’ai pu explorer. Au sud-ouest du Frère Jean, j’ai constaté que la mer de glace a ses rives échancrées par les hautes collines de Port Foulke et qu’elles descendent à l’Océan par un couloir dont la falaise maritime au-dessus du cap Alexandre a une largeur de trois kilomètres et demi, et se débarrasse déjà de quelques petits icebergs ; puis après avoir de son bras gigantesque entouré le cap Alexandre, la mer de glace atteint encore les eaux au sud du promontoire, et, projetant vers le midi une succession de vastes courbes irrégulières, elle a comblé de ses fleuves glacés chaque ravin de la côte groëlandaise, depuis le glacier de Tyndall jusqu’au cap Farewell. Enfin sur le littoral qui regarde le Spitzberg, elle s’étend du cap Farewell aux régions les plus reculées qu’on ait jamais reconnues. Au nord du Glacier de mon frère Jean, elle s’infléchit derrière les hauteurs dont j’ai parlé. Vis-à-vis Port van Rensselaer, au point où en 1854 je l’ai vue avec M. Wilson, elle court entre quatre vingt-dix et cent dix kilomètres du rivage. Dans cette direction, elle atteint le détroit de Smith par le grand glacier de Humboldt, qui se développe sur la mer pendant cent dix kilomètres ; au delà, elle recouvre la terre de Washington et se perd au nord dans des régions inconnues.


Obscurité croissante. — Vie journalière. — Une chasse à l’ours. — Épidémie canine. — Obligé de recourir aux Esquimaux. — Voyage et mort de Sonntag. — Son tombeau.

Les ténèbres s’épaississaient autour de nous, et de plus en plus nous retenaient à bord du navire ; à peine si nous avions d’autre clarté que celle de la lune et des