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cuir de phoque non tanné et plus large à son extrémité antérieure ; le manche a tout au plus deux pieds et demi ; le peu de poids de cet instrument le rend très-difficile à manœuvrer et le mouvement de poignet nécessaire pour enrouler la courroie autour du but est singulièrement pénible et demande de longs et patients exercices : ma persévérance a été récompensée, et si le malheur voulait que j’y fusse contraint, je ne reculerais pas devant la tâche ; mais Dieu veuille que je ne sois pas forcé à utiliser le talent que je viens d’acquérir !

Entre tous les durs métiers, je n’en connais pas de plus rude : le fouet doit sans cesse retentir, et s’il n’est impitoyable, il devient complétement inutile. Les chiens ne sont pas longtemps à juger la force ou la faiblesse de leur conducteur : ils le toisent en un instant et courent où il leur plaît dès qu’ils ne sont pas parfaitement assurés que leur peau est à la merci du maître : un renard traverse la glace, ils trouvent les traces d’un ours, éventent un phoque ou aperçoivent un oiseau, et les voilà franchissant les neiges amoncelées et les hummocks, dressant leurs courtes oreilles, relevant en trompette leur queue touffue et s’élançant comme autant de loups à la poursuite du gibier. Le fouet tombe alors sur eux avec une énergie cruelle ; oreilles et queues de s’abaisser, chiens de rentrer dans la bonne voie, mais malheur à l’homme qui se laisse déborder !

Désirant essayer mes forces, j’avais voulu faire le tour du port. Le vent soufflait arrière, et tout allait à merveille ; mais quand il fallut revenir, les chiens ne se trouvèrent pas de cet avis : ils ne détestent rien tant
Le lac Alida et le glacier du « Frère Jean. » — Dessin de Jules Noël d’après une esquisse de M. Hayes.
que de marcher vent debout. Frais et dispos, ils se sentaient en gaieté et tout disposés à agir à leur guise : il est probable aussi qu’ils voulaient fixer leur opinion sur le nouveau conducteur qui se mêlait de les diriger ; du reste, nous étions assez bons amis, je les caressais souvent, mais ils n’avaient pas encore éprouvé la force de mon bras.

Une course des plus récréatives nous amena au bout du golfe ; nous eûmes ensuite à franchir, non sans quelque difficulté, les crevasses formées par la marée, puis un haut rempart de glaces ; devant nous se trouvait une large et pittoresque vallée enclavée dans de hauts rochers et terminée par un glacier ; au centre de l’espace qui nous séparait de ce dernier s’étendait un petit lac de deux kilomètres de longueur, alimenté par le glacier et les neiges fondues que lui versent en été les collines environnantes ; il s’écoule dans la mer par une gorge escarpée et étroite portant des traces évidentes du fort courant qui y débouche dans la saison du dégel ; les bords en sont couverts en certains endroits de couches de tourbe ou lits de mousses desséchées et durcies. Voilà un supplément bien venu pour notre provision de chauffage ; nous en avons emporté un spécimen qui brûle parfaitement avec l’addition d’un peu de graisse.

D’après le désir de Sonntag, cette jolie nappe d’eau recevra le nom de lac Alida ; et la vallée porte celui de Chester, en souvenir d’un endroit bien cher que j’espère revoir ; elle a trois kilomètres et demi de long sur près de deux de large, et çà et là, partout où le vent a chassé la neige, un gazon fin et serré attire les bandes de rennes. Plusieurs de ces troupeaux, comptant en tout une centaine de têtes, paissaient l’herbe desséchée de l’été, et