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ces intéressants personnages aux chemises rouges et aux autres élégances de la civilisation ; cette partie du programme les ravissait d’aise : ils se pavanaient sur le pont avec l’air d’importance comique de nos petits garçons le jour de leur première culotte ; mais hélas ! terribles choses que l’eau et le savon ! La femme, que les préparatifs avaient d’abord mise en belle humeur, se prit à pleurer et à demander à son mari si c’était là un rite de la religion des hommes blancs. L’expression de son visage indiquait qu’elle n’y voyait qu’un mode de torture. La cérémonie faite, le matelot qui remplissait le rôle de chambellan et ne paraissait pas très-enthousiaste de cet accroissement de notre famille, les fourra pour la nuit parmi les toiles et les câbles des écubiers, tout en grommelant à demi-voix : « Là, du moins, ils seront utiles à quelque chose, ils serviront de doublure à nos bossoirs ! »

La côte que nous suivions en ce moment est des plus intéressantes pour un géologue : la formation trappéenne de l’île Disco reparaît au cap York ; les rivages sont abrupts, élevés, déchiquetés, coupés de profondes gorges dont le pittoresque est encore augmenté par les nombreux fleuves de glace qui en remplissent les estuaires. Les roches ignées sont interrompues au cap Athol, sur la partie sud du détroit de Wolstenholme et les couches de grès et de grauwacke qui frappaient mes regards sur ce point, ainsi qu’à l’île Saunders, et plus haut, vers le cap Parry, me remettaient en mémoire les luttes périlleuses des années d’autrefois.

À huit heures du soir, nous passâmes devant la baie de Booth ou j’avais eu, en 1854, mes quartiers d’hiver, lors de mon voyage en canot ; aidé de ma longue-vue, je distinguais les rochers au milieu desquels nous avions bâti notre hutte : ils ne me rappelaient guère de souvenirs heureux[1].

Nos chiens nombreux avaient pratiqué une rude saignée à nos provisions d’eau douce ; aussi, pendant la nuit, les hommes de quart furent occupés à faire fondre la neige qui couvrait le pont ; nous pêchâmes au filet quelques morceaux de glace d’eau douce, fragments d’icebergs désagrégés.

Vers l’aube, le vent tourna au nord-est, dissipa les nuages et nous montra la terre. Le cap Alexandre, dont les hautes falaises gardent l’entrée du détroit de Smith, paraissait à trente-six kilomètres tout au plus, et le cap Isabelle, qui en est éloigné de soixante-quatre, était visible sur la côte opposée. Cinglant vers le cap Saumarez, nous trouvâmes un chenal entre le champ de glace et le rivage, mais nous passâmes la plus grande partie du jour à maugréer contre un calme irritant pendant lequel un fort courant de marée nous promenait alternativement au nord et au midi de la côte ; il nous fallait avoir presque constamment recours aux canots pour nous garer des icebergs très-nombreux dans ces parages et dont quelques-uns étaient de dimensions formidables. À la fin cependant, un bon vent nous poussa vers le détroit de Smith, but de nos désirs. Tournés vers le cap Isabelle, nous eûmes un instant toutes les bonnes chances pour nous. Mais notre joie fut de courte durée. Du haut des mâts on signalait une immense banquise, et nous ne fumes pas longtemps à l’atteindre. Elle était composée des plus énormes champs de glace que j’eusse jamais rencontrés ; courant du nord-est au sud-ouest, elle nous barrait la route du rivage occidental ; plusieurs glaçons s’élevaient de deux à dix pieds au-dessus de la mer, mesurant par conséquent une épaisseur totale de vingt à cent pieds. S’ils avaient été moins compactes, je me serais risqué à m’ouvrir un passage entre eux, mais dans l’état où ils se présentaient, une pareille tentative eût été un véritable suicide.

Ces glaces paraissaient interminables : on ne découvrait plus d’espace libre dans la direction du cap Isabelle.

Nous fûmes bientôt délivrés de toute indécision : une affreuse tempête fondit soudain sur nous et ne nous laissa d’autre alternative que de tâcher d’atteindre la côte pour y trouver un abri ; notre position était des plus critiques ; l’épaisse banquise que nous avions longée la nuit précédente s’étendait sous le vent ; elle nous coupait la retraite et nous enlevait toute possibilité de courir vent arrière.

Le 28 et le 29 août, le vent souffla avec rage. — En partie protégés par la côte, nous l’avons parcourue à la recherche d’un mouillage ; nous nous trouvions en ce moment en dehors du cap Saumarez, à deux milles de la terre. Ayant manqué l’île Sutherland, nous descendions le long de la côte pour chercher un abri dans une baie profonde située au-dessous, mais le vent, contournant le cap, nous rejeta en arrière et nous essayâmes de nous traîner vers la terre pour mouiller dans une petite anse que nous apercevions tout près, et pour tâcher d’y réparer nos voiles déchirées. — L’écume rejaillissait sur le pont et le recouvrait d’une couche d’eau qui gelait instantanément ; de longs glaçons pendaient des agrès et des œuvres mortes ; les soubarbes et autres filins étaient de l’épaisseur du corps d’un homme, et tout à l’encontre des habitudes maritimes, nous dûmes répandre des cendres sur le tillac.

Je comprends aujourd’hui qu’une semblable tempête ait forcé, en 1852, Inglefield à fuir le détroit de Smith. Il lui aurait été impossible de continuer sa route, l’Isabelle eût-elle eu le double de chevaux vapeur.

Je transcris mes notes : — « Sans les falaises qui nous protégent, nous serions entraînés encore plus vite, et vers notre ruine, très-probablement.

« Les rafales sont effroyables, et pendant les accalmies qui les suivent, le vent semble reprendre des forces pour une nouvelle bourrasque.

« La côte, qui ne nous abrite que par intervalles, est de l’aspect le plus sinistre ; ses falaises ont près de douze cents pieds d’élévation, et leurs sommets et les montagnes qui les dominent sont couverts de neiges récemment tombées. La tourmente roule celles-ci en tourbillons par-dessus la haute muraille et nous les jette en lourdes averses. Ce doit être un beau spectacle… du

  1. Voy. Kane’s arctic explorations, 2 vol. in-8o ; Philadelphie, 1856.