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oreille attentive au moindre son, saisit le clapotis de l’eau sur les brisants, sans toutefois pouvoir préciser de quel côté venait le danger.

Le bruit se rapprochait toujours ; un iceberg projeta faiblement sa blancheur indécise au milieu du brouillard : nous n’avions plus le temps de réfléchir et il était trop tard pour nous détourner. En serrant le vent avec la goëlette nous nous précipitions de flanc sur l’obstacle ; nous ne savions sur quel point gouverner : on ne distinguait pas les contours de la montagne, seulement on pouvait entrevoir une énorme lueur et une ligne de brisants couverts d’écume.

Je l’ai toujours pensé : quand on ne sait à quoi se résoudre, le plus sûr est de ne rien faire, et dans les présentes circonstances ce fut notre salut. Si j’avais obéi à ma première impulsion et mis la barre au vent, nous courions vers la ruine ; mais nous glissâmes tout près de cet affreux monstre, et nous échappâmes ainsi à une collision qui certes aurait été instantanément fatale à notre pauvre goëlette et à tous ceux qui la montaient ; la vergue de misaine en effleura le bord ; le mur de glace nous couvrit de son embrun, et, quelques instants après, l’iceberg rentra dans les ténèbres d’où il avait émergé si soudainement.


Portrait de Hans en 1853. — Dessin de A. de Neuville d’après le docteur Kane (Arctic Explorations).

« Rasés de près ! » dit maître Dodge, toujours de sang-froid.

— Très… très-près ! » grelotta Starr, frissonnant encore, comme s’il venait de recevoir une douche glacée.

Le vieux cuisinier avait été sommé de comparoir sur le pont pour aider à la manœuvre, et, au milieu de la terreur générale, on l’entendait murmurer : « Je voudrais savoir comment le dîner de ces messieurs sera prêt si on me dérange comme cela pour tirer sur des câbles ! » Le bonhomme n’avait pas l’air de se douter qu’un instant auparavant « ces messieurs » ne pensaient guère avoir plus jamais besoin de ses services.

Le 25, à midi, nous rencontrâmes le premier champ de glace. Pendant vingt-quatre heures j’avais anxieusement surveillé la mer et je m’étais persuadé que nous franchirions la baie sans la moindre escarmouche avec l’ennemi, lorsqu’une ligne blanche se dessina devant nous ; nous l’atteignîmes bientôt et, profitant d’une large trouée, nous entrâmes chargés de toute notre toile ; le danger se trouva beaucoup moins grand que nous ne l’avions pensé ; le banc avait une largeur de près de trente kilomètres, mais la glace n’était pas compacte et nous pûmes nous frayer une voie sans trop de difficultés.

En cinquante-cinq heures nous avions traversé la baie de Melville ; nous entrions dans « les eaux du Nord. »

Près du cap York, je longeai le rivage, cherchant les indigènes. Les lecteurs des récits du docteur Kane n’ont peut-être pas oublié que ce navigateur avait emmené des établissements du Groënland un chasseur nommé Hans qui, après lui avoir été fidèle pendant près de deux années, l’abandonna pour une belle, et alla vivre avec les Esquimaux sauvages qui habitaient les bords septentrionaux de la mer de Baffin. Supposant qu’il n’avait pas tardé à se lasser de son exil volontaire, et qu’il attendait probablement au cap York un navire quelconque qui voulût bien le rapatrier, je m’avançai à une portée de fusil de la berge, sur laquelle je découvris bientôt un groupe d’êtres humains qui faisaient force signes pour attirer notre attention ; je descendis dans