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la tête : préparer un lunch pour des dames était complétement en dehors des traditions de la cuisine en usage dans les expéditions polaires. « Non ! ils ne comprenaient pas le capitaine ! » Tout en maugréant, le steward s’empressa de fourrer dans un autre coin les cuirs de phoques entassés dans la cabine : il n’en resta que l’odeur, ce qui était déjà bien assez ; mais sa figure ne commença à se dérider que lorsque les nombreux plats dus à ses actives combinaisons furent déposés fumants sur la nappe blanche, jusque-là précieusement gardée dans une armoire secrète. Le brave homme s’était surpassé, et, en dépit des sinistres prédictions qu’il faisait en confidence à son ami le cuisinier : « C’est moi qui vous le dis ! tous ces gaspillages nous mèneront à la ruine ! » son visage se rassérénait par degrés et finit par prendre l’expression du plus légitime orgueil.

Rendons hommage à la vérité : la collation faisait grand honneur à nos officiers de bouche ; les viandes et les légumes conservés offraient une diversion agréable aux habitants de ce pays de phoques ; les lacs du Groënland avaient fourni leurs magnifiques saumons, et, pour ma part, je tirai de leur cachette des vins éclos au soleil de France et sous le ciel doré de l’Italie, et le rhum de Santa-Cruz qui nous servit à faire un punch délicieux. — La conversation fut bien un peu languissante au commencement, mais après quelques minutes chacun y mit du sien : anglais, danois, allemand, latin abominable, tout se mêla aussi harmonieusement que les ingrédients du punch. On but au roi, au
Navires baleiniers dans les eaux de la baie de Melville. — Dessin de Jules Noël d’après le capitaine de Haven (Grinnell expedition).
président, à notre bonne chance, à tout et au reste ; on nous adressait force speeches où naturellement abondaient les allusions aux successeurs des glorieux fils d’Odin ; les têtes s’échauffaient, et l’un de nous, stimulé par le tribut de louanges qu’on venait de payer aux rois de mer et à leurs amours, proposait le toast le plus cher aux marins : « À nos femmes et à nos belles ! » mais tout à coup des pas lourds ébranlèrent l’échelle du dôme et le contre-maître apparut, froid et morose, comme autrefois le spectre de Banquo au festin de Macbeth :

« L’officier de quart, monsieur, vous fait dire, monsieur, que les chiens sont à bord, monsieur, et qu’on est prêt à lever l’ancre, comme vous l’avez ordonné, monsieur !

— Bien. Et le vent ?

— Léger et soufflant du sud, monsieur. »

Il n’y a pas à hésiter, il faut jeter nos hôtes à la mer, avec toute la politesse possible.

Les messieurs cherchent en toute hâte les châles et les manteaux des dames ; les dames elles-mêmes sont précipitées dans le canot, le docteur Rudolph se charge de notre courrier, promettant de le remettre au consul américain de Copenhague.

Le cabestan crie, la goëlette déploie ses ailes blanches, et nous sentons se rompre le dernier lien qui nous attachait au monde, au monde de l’amour, du soleil et des vertes prairies, en voyant sur la colline d’Upernavik disparaître les rubans aux brillantes couleurs et les mouchoirs blancs qui nous saluaient encore.

Upernavik marque à la fois l’extrême limite du monde civilisé et de la navigation relativement facile. Le danger réel commençait pour nous, au moment