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vais avec plaisir la jolie et souriante fleur ; la Potentille qui m’était moins familière, la Pédiculaire pourprée brillaient çà et là sur le tapis d’émeraude. Je recueillis sept espèces différentes de saxifrages rouges, blancs et jaunes. Le bouleau nain et la belle Andromède, qui au Groënland tient la place de nos bruyères, croissaient entrelacés, dans une retraite abritée du nord par les roches, et je ne pus m’empêcher de sourire en couvrant de mon bonnet une forêt entière de petits saules qui poussaient dans le terrain spongieux.

Les géologues prétendent qu’à l’époque miocène, ils se seraient promenés en ce même lieu au milieu de hautes fougères et à l’ombre de Sequoias giganteas.


Upernavik. — Hospitalité des habitants. — Mort et funérailles de Gibson Caruthers. — Une collation à bord. — Adieu.

Le 12 au matin, nous étions en mer, et le soir nous arrivions à Upernavik. L’accès du port est rendu plus difficile par un récif qui se trouve en dehors de l’ancrage, mais nous fûmes assez heureux pour entrer sans accident, grâce au pilote que nous avions amené de Pröven. Cet individu, parfait original dans son genre, était un païen converti, et savourait avec orgueil la joie d’être baptisé et de porter le nom d’Adam. Vêtu de peaux de phoques usées, notre Palinure n’aurait guère pu poser pour le portrait d’un « marin modèle, » mais nul pilote au monde n’était plus naïvement convaincu de sa propre importance. Son extérieur toutefois n’appuyait guère ses prétentions, et l’officier de manœuvres, peu confiant de son naturel, le questionna si longuement, qu’Adam finit par s’impatienter, et concentrant sa vanité et sa science dans une courte phrase qui signifiait : « je suis le maître de la situation, » il ajouta en mauvais anglais : assez d’eau dans le port,… pas de rochers du tout », et se retira d’un air de dignité offensée. Il n’en dirigea pas moins bien notre goëlette.

Nous jetâmes l’ancre près du brick danois le Thialfe. C’était le premier navire que nous eussions vu depuis les pêcheurs de Terre-Neuve ; il chargeait des huiles et des peaux pour Copenhague, et M. Bordolt, son commandant, nous apprit qu’il allait mettre à la voile sous peu de jours ; circonstance qui nous permettait d’écrire à tous ceux qui là-bas, attendaient anxieusement de nos nouvelles.

Les habitants de la colonie étaient déjà très-excités par l’arrivée du brick danois ; un second navire devenait un événement des plus remarquables. La colline tapisseée de mousse, qui, de la ville descend à la mer, était couverte de groupes bigarrés et pittoresques. Hommes, femmes, enfants, tous étaient accourus pour nous voir débarquer.

Le résident de la colonie, M. Hansen, me reçut à la bonne vieille façon scandinave, et me conduisant à la maison du gouvernement, me présenta à son prédécesseur, le docteur Rudolf, digue représentant de l’armée danoise, qui se disposait à repartir par le Thialfe. Bientôt assis devant une chope de bière, et armés d’une pipe hollandaise, nous discutâmes la possibilité d’acheter des chiens, et l’état des glaces vers le nord.

L’aspect général d’Upernavik diffère fort peu de celui de Pröven. Quelques huttes et quelques Esquimaux de plus ne suffiraient pas à lui donner le premier rang, si la station n’avait l’insigne honneur de posséder le résident danois du district, une mignonne église et un joli presbytère. Une figure féminine entrevue derrière les blancs rideaux de bizarres petites fenêtres, me fit penser que j’approchais de l’habitation du pasteur : je frappai à la porte, et je fus introduit dans un charmant parloir, dont l’exquise propreté annonçait la présence d’une femme, par la plus étrange servante qui ait jamais répondu à l’appel d’une sonnette ; c’était une grosse Esquimaude au teint cuivré, à la chevelure noire nouée en touffe au sommet de la tête ; elle portait une blouse qui lui couvrait la taille, des pantalons de peau de phoque et des bottes montantes teintes en écarlate et brodées d’une manière qui aurait surpris les blondes filles de la Saxe. La chambre était parfumée de l’odeur des roses, du réséda et de l’héliotrope qui fleurissaient au soleil près des rideaux de mousseline neigeuse ; un canari gazouillait sur un perchoir, un chat ronronnait sur le tapis du foyer, et un homme à l’air distingué me tendait sa main blanche et douce pour me donner la bienvenue. C’était M. Anton, le missionnaire. Mme Anton et sa sœur vinrent nous rejoindre, et nous fûmes bientôt assis autour de la table de famille. Bordeaux et café de premier choix, cuisine danoise, hospitalité scandinave, m’auraient vite fait oublier les misères inséparables de vingt-cinq jours à bord de notre goëlette encombrée, si ma visite à M. Anton, n’eût été motivée par une bien triste mission : un membre presque indispensable de notre périlleuse entreprise, M. Gibson Caruthers, notre charpentier, était mort pendant la nuit et je venais prier le pasteur de vouloir bien présider à ses funérailles qui devaient avoir lieu le jour suivant.

Isolés comme nous l’étions du reste du monde, cette cérémonie était doublement navrante : homme de tête et de cœur, le défunt s’était fait aimer de nous tous, et sa mort soudaine nous avait atterrés ; la veille, il se couchait en parfaite santé, et au matin, on le trouvait déjà refroidi dans son cadre. Pour notre expédition cette perte était des plus sérieuses. Avec M. Sonntag, c’était le seul de l’équipage qui connût les mers arctiques, et j’avais beaucoup compté sur son intelligente expérience. Sous les ordres du commandant de Haven, il avait accompagné en 1850-51 la première expédition Grinnell et en avait rapporté la réputation d’un hardi et courageux marin.

Il me serait impossible de rendre la tristesse et la désolation du cimetière d’Upernavik ; il est situé sur la colline au-dessus de la ville, et comme on n’y trouverait pas la moindre parcelle de terre, il consiste tout simplement en un escalier aux assises rocheuses sur lesquelles on place les grossiers cercueils recouverts