Page:Le Tour du monde - 17.djvu/118

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

également imperméable ; il est ainsi solidement fixé à son kayak où l’eau ne saurait pénétrer ; une seule rame de six pieds de long, aplatie à chaque bout, qu’il tient par le milieu et plonge alternativement à droite et à gauche, lui sert à diriger cette embarcation aussi légère qu’une plume et gracieuse comme un caneton nageant ; elle n’a pas plus de lest que de quille et rase la surface de l’eau ; la partie supérieure en est nécessairement la plus lourde, aussi faut-il une longue habitude pour conduire un kayak avec succès, et jamais danseur de corde n’eût besoin de plus de sang-froid que le pêcheur esquimau. Sur ce frêle esquif, il se lance sans hésiter dans la tempête et se glisse à travers les écueils blancs d’écume ; cette lutte sauvage est sa vie, et, en dépit de la mer furieuse, il poursuit sa route sur les grandes eaux.

C’est ainsi que cet homme-poisson parcourt d’énormes distances le long des côtes de fer et de glace et des fiords sinueux de son âpre patrie, à la poursuite des veaux marins, des morses et des narvals ; c’est ainsi qu’il fait le service de la poste entre les établissements danois.

Pour les besoins de leur ménage et le transport de leurs effets, du campement d’été à la station d’hiver, ces Gröenlandais ont bien une autre embarcation, l’oumyak, large machine quadrangulaire, rappelant par sa forme et son peu de profondeur les bacs grossiers de nos petites rivières, mais n’ayant, du reste, que ces points de ressemblance avec ces inventions primitives de l’art nautique. Il est construit des mêmes matériaux que le kayak, c’est-à-dire d’une membrure de bois, revêtue de peaux de phoques, si bien cousues et tannées qu’elles sont imperméables, et si solides que, malgré leur transparence parcheminée qui laisse entrevoir sous elles la couleur et la profondeur des ondes, elles supportent le poids de huit, dix et jusqu’à douze nautoniers. Ceux-ci, du reste, sont toujours choisis parmi le beau sexe ; car jamais un Esquimau ne monte à bord d’un oumyak, même quand sa famille y voyage ; il l’accompagne au besoin, scellé dans son kayak, lui sert de guide et de pilote ; mais il laisse philosophiquement sa femme, ses filles et ses sœurs pagayer à tour de bras et diriger l’embarcation vers le point convenu entre eux. Rappelons que c’est dans un oumyak et avec un équipage féminin, que de 1828 à 1830, le capitaine Graah, de la marine royale de Danemark, après avoir franchi les étroits canaux qui découpent l’extrémité méridionale du Gröenland, put visiter et relever géographiquement une centaine de lieues de cette côte orientale qui fait face à l’Islande, et dont une banquise, permanente, depuis quatre siècles, interdit les abords aux navigateurs venant du large.

Je les suivais des yeux pendant qu’ils se massaient autour du navire et nous assourdissaient de leurs indiscrètes demandes ; la civilisation leur a appris à tenir en haute estime le rhum, le café, le tabac ; mais, en gens avisés, nous en donnâmes seulement à ceux qui nous offraient quelque chose en échange : un vieil Esquimau, dans le cours de sa longue vie, avait réussi à pêcher quelques mots d’anglais, et nous tendait un beau saumon en criant à tue-tête : « Livre rhum ! bouteille sucre ! »

Pour moins que cela, pour un verre d’alcool ou une pincée de tabac, vous obtiendrez d’un de ces amphibies (pourvu que la mer soit belle et que quelque congénère soit à portée de lui venir en aide au besoin) de faire avec son kayak le saut périlleux, c’est-à-dire de se renverser sous l’eau, la tête en bas, et d’opérer un tour complet sur l’axe de sa navette de tisserand.

Cet exercice, qu’on peut appeler la haute école du kayak, exige autant d’adresse que de sang-froid, car la plus légère erreur de mouvement serait un danger pour l’homme, la perte de sa pagaie serait sa mort. Il ne revient à la surface que soufflant et rejetant l’eau par les narines, comme un marsouin, mais toujours prêt à recommencer, en vue d’une nouvelle récompense.

Nous n’aurions voulu rester qu’un seul jour à Pröven. Nos désirs furent contrariés par des circonstances auxquelles je fus forcé de me soumettre avec toute la bonne grâce possible : il me fallait des chiens de trait : la réussite de nos plans était à ce prix, et je ne tardai pas à apprendre que l’année précédente une sorte de peste avait sévi sur les attelages, et ne laissait que la moitié du nombre de chiens indispensable au besoin des gens du pays ; aussi, toutes nos offres d’argent ou de provisions furent d’abord nettement refusées et n’aboutirent à la fin qu’à de très-maigres résultats. De longs détails sur le passé et le présent de Pröven offriraient peu d’intérêt au lecteur.

Cette « colonie, » comme l’appellent les Danois, date presque des jours du vénérable Hans Egede, l’apôtre du Gröenland ; elle fut nommée Pröven (l’Essai), et cet Essai, comme ce fut heureusement le cas pour mainte station groëlandaise, a très-bien réussi. Les habitants vivent presque tous de la chasse aux veaux marins et peu d’établissements du Groënland septentrional sont dans un état aussi prospère ; en quelques années, ils amassent assez de peaux et d’huile de phoque pour charger un brick de trois cents tonneaux : il est facile, d’ailleurs, aux regards les moins attentifs de constater le commerce du lieu ; sur la grève, parmi les rochers, autour des huttes sont amoncelés d’horribles débris à tous les degrés de décomposition, et ces ignobles voiries où l’odorat n’est pas moins choqué que la vue, rendirent assez désagréable notre séjour dans cette station. Mais derrière la ville, l’aspect était tout différent. Entre les roches abruptes s’ouvre la plus délicieuse des vallées arctiques. Profitant du court été de ces froides régions, elle s’était couverte d’un épais tapis de mousses et de graminées parmi lesquelles abondaient le Poa arctica, la Glyceria arctica, l’Alopecurus alpinus ; de petits ruisseaux de neige fondue gazouillaient entre les pierres ou se précipitaient follement en bas des rochers ; des myriades de petits pavots aux pétales d’or frissonnaient au-dessus du gazon ; ils avaient pour fidèles camarades une dent de lion, très-proche parente de celle qui émaille nos prairies ; la renoncule des neiges dont je retrou-