Page:Le Tour du monde - 17.djvu/116

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nous avions rencontré notre premier iceberg la veille de notre arrivée au cercle polaire. En entendant la mer briser avec fureur contre la masse encore enveloppée de brume, la vigie fut sur le point de crier : « Terre ! » mais bientôt le formidable colosse émergea du brouillard ; il venait droit sur nous, terrible et menaçant ; nous nous hâtâmes de lui laisser le champ libre. C’était une pyramide irrégulière d’environ trois cents pieds de largeur et cent cinquante de hauteur ; le sommet en était encore à demi caché dans la nuée, mais l’instant d’après, celle-ci, brusquement déchirée, nous laissa voir un pic étincelant autour duquel de légères vapeurs enroulaient leurs volutes capricieuses. Il y avait quelque chose de singulièrement étrange dans la superbe indifférence du géant. En vain les ondes lui prodiguaient leurs plus folles caresses : froid et sourd il passait, les abandonnant à leur plainte éternelle.

Ma première intention avait été de m’arrêter à Egedesminde ou à quelque autre des stations danoises les plus méridionales, pour y acheter des fourrures avant de pousser vers le nord ou nous devions trouver des chiens de trait, mais le vent était bon, et nous en profitâmes, comptant du reste nous procurer ce dont nous avions besoin à Pröven et à Upernavik.

Le 31, nous arrivions près de l’extrémité sud de l’île Disco. Une soudaine déchirure de brouillard nous fit entrevoir de hautes montagnes aux sommets blancs de neige ; l’instant d’après la vision avait disparu, mais nous savions maintenant que la terre était proche, et nous constatâmes avec orgueil qu’en dépit de la brume nous avions parfaitement calculé notre position. De ce moment l’intérêt de notre voyage doubla.


Vue d’Upernavik (Groënland). — Dessin de Jules Noël d’après le docteur Kane (Arctic Explorations).

Le lendemain, nous passions à la hauteur du bras nord du Fiord de Disco, par 70 degrés de latitude ; nous glissions sur la mer, poussés par un vent léger, et les Fiords de Waigat et d’Oomenak furent bientôt derrière nous.

Pour la plupart de nos camarades, le Groënland était encore une sorte de mythe ; depuis quelques jours nous en suivions les côtes, mais sauf l’apparition de Disco, les nuages et la brume l’avaient constamment dérobé à nos regards. Maintenant il secouait son manteau de nuées et se dressait devant nous dans son austère magnificence avec ses larges vallées, ses profondes ravines, ses nobles montagnes, ses rochers déchirés et sombres, et sa terrible désolation.

À mesure que le brouillard s’élevait et roulait lentement ses grisâtres traînées sur la surface des eaux bleues, icebergs après icebergs nous apparaissaient comme le palais d’un conte de fées. Oubliant que vers cette région d’austères réalités nous venions, de notre libre volonté, à la recherche de choses sérieuses, il nous semblait que nous étions attirés par une main invisible dans la terre des enchantements.

Non, je ne pourrais dire avec quel enthousiasme nous regardions ce glorieux changement de décor !

Nous sommes au 2 août ; il est minuit ; la mer est unie comme une glace, pas un pli, pas une ride, pas un souffle de vent ; le soleil chemine avec bonheur sur l’horizon du nord, de légères nuées flottent suspendues dans l’air, les icebergs se dressent autour de nous, les noires arêtes des côtes se profilent vivement sur le