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Le 14, on fit à l’armée une distribution de bœufs, à raison d’une tête de bétail par cinquante hommes. Mais cette ressource dura peu. Bientôt les Sofas affamés mangèrent les chevaux morts, bien que la loi musulmane s’y oppose de la façon la plus formelle. On dévora jusqu’aux peaux des bœufs, après les avoir fait bouillir pour en enlever le poil, puis griller sur les charbons. D’autres, et en grand nombre, surtout parmi les Talibés, mangeaient du mil cru ; j’essayai moi-même de cette nourriture qui me donna des maux d’estomac ; elle produisait le même effet sur les jeunes gens du pays.

Dans les murs de Sansandig, la famine sévissait aussi, du moins sur la population non armée. Chaque jour, des femmes sortaient de la ville et disaient qu’on y manquait de vivres ; mais si on n’en trouvait pas au marché, il y en avait au moins chez les chefs, car je vis un vieux Bambara criant, à travers les murailles, aux Talibés : « Allons, hommes du Fouta ! vous mourez de faim, venez donc au moins nous attaquer, il ne manque de rien ici, voici des gourous ; » et pour compléter l’ironie, il leur lançait des poignées de ces précieuses noix.

Pendant deux mois il n’y eut de changement que de mal en pis dans le camp d’Ahmadou et dans la ville assiégée. Indiscipline, irrésolutions, maraude, privations, meurtres de sang-froid dans l’un ; famine, abattement et même trahison dans l’autre, où l’on mourait de faim littéralement, et où les blessés succombaient plus encore de misère que des suites de leurs blessures.

Sur le fleuve dérivaient, à demi cousus dans des nattes, les cadavres venus de la ville et dont le nombre augmentait tous les jours. De quelque côté que vînt la brise, elle nous apportait des odeurs nauséabondes et des miasmes putrides. Ces cadavres empestaient le camp et semblaient chargés de venger les souffrances de leurs compatriotes. Néanmoins tout le monde dans l’armée dévorait déjà Sansandig des yeux comme une proie qu’on tenait enfin ; on récapitulait toutes les richesses qu’il contenait et qui allaient tomber aux mains des vrais croyants, et on faisait des châteaux en Espagne dont quelques-uns me concernaient. Ahmadou devait, après cette éclatante victoire, renvoyer tous les contingents qu’il retenait depuis si longtemps, et entre autres une partie de l’armée. de Nioro. Nous partirions enfin avec elle.

Tels étaient les bruits en circulation, lorsque le 11 septembre la face des choses changea. Dès le matin, la garnison de Sansandig recommença un feu nourri comme par fanfaronnade, puis un cavalier se précipitant au galop à travers le camp, vint prévenir Ahmadou que dix mille Bambaras, après avoir franchi le Bakhoï et le Niger, en aval de la place assiégée, venaient la secourir et le suivaient de près.

Il fallut encore une bonne heure à Ahmadou pour se décider à monter à cheval, mais, comme toujours, il avait trop attendu ; les Bambaras arrivaient et avant que son armée fût en ligne, ils prirent l’offensive.

Ils tombèrent presque sans tirer sur les Talibés, qui les reçurent énergiquement. Malheureusement, les Sofas de Ségou, qui formaient la droite, lâchèrent pied et furent poursuivis jusque dans le camp, laissant de nombreux morts percés de coups de lance et abattus par le tranchant du sabre. Les Irlabés et les Gannar, qui voulurent les rallier, furent entraînés dans leur fuite par un retour offensif des Bambaras qu’ils avaient d’abord repoussés. La colonne de Toros qui couvrait Ahmadou et son escorte, se débanda en courant au secours des Irlabés, et Ahmadou se trouva isolé au moment où toute l’armée des Bambaras revenait à la charge en fourrageurs ; un moment je crus que nous étions perdus.

Je m’étais d’abord tenu près d’Ahmadou. En voyant les Irlabés et leur pavillon blanc reculer à la droite, je m’y portai avec Ali, un des princes ; mais la retraite était si rapide que tout d’un coup nous fûmes enveloppés par les cavaliers bambaras, et que nous dûmes, pour ne pas être pris ou tués, fuir vers le camp au milieu d’une grêle de balles et de nos hommes affolés, qui, tirant au hasard en arrière, n’étaient pas moins dangereux pour nous que ne l’étaient les Bambaras.

Par bonheur, ceux-ci, satisfaits d’avoir rejeté l’armée assiégeante dans ses quartiers, ne poussèrent point leur succès à fond et se replièrent sur la ville, poursuivis à leur tour par notre cavalerie.

C’était un miracle que nous fussions restés maîtres du terrain ; mais, dans cette guerre, les deux partis, tout en déployant un véritable courage, semblaient lutter de fautes et d’incapacité.

Les cinq jours suivants furent marqués chacun par des engagements sans résultats, mais dont l’issue indécise devait finir par fatiguer les défenseurs de la ville plus encore que les assaillants. On crut même savoir par des transfuges que Boubou Cissey, l’héroïque chef de Sansandig, se préparait à profiter de la présence de l’armée alliée pour opérer avec tout son monde l’évacuation de la ville condamnée.

Les choses en étaient là le 17 au soir, lorsque survint un incroyable événement. Je me sentais malade ; la nourriture de poule au riz à laquelle j’étais condamné depuis soixante-douze jours, sans variante, m’avait affadi le goût et affaibli l’estomac. Je m’étais jeté tout habillé, comme je le faisais depuis deux ans, sur la peau de bœuf humide, infecte, qui me tenait lieu de lit. Jamais, en outre, les émanations de l’atmosphère n’avaient été plus abominables ; les pluies des jours précédents avaient activé la putréfaction des cadavres du champ des suppliciés que l’ardeur dévorante des rayons du soleil avait momifiés jusqu’alors ; le fleuve nous envoyait les odeurs des nombreux cadavres qu’il charriait : c’était à n’y pas tenir. Je m’enveloppai la tête pour respirer le moins possible, et je finis par m’endormir dans ce milieu malsain.

J’étais plongé dans un demi-sommeil fiévreux, rendu plus léger encore par l’action excitante de quelques gourous que j’avais mangés. Tout à coup j’eus conscience de rumeurs vagues et de mouvements précipités autour de moi ; puis ce cri retentit à mes oreilles : L’armée s’en va ! On part pour Ségou !