Page:Le Tour du monde - 16.djvu/99

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une traînée de villages qui ne finit que dans l’Arménie russe ; mais je sais à quoi m’en tenir sur l’impartialité des fils du prophète quand ils ont à parler des infidèles. Pour ma part, j’ai beaucoup fréquenté ces parias et je n’ai que du bien à en dire.

Voici de quelle façon je fis la connaissance de ces « scélérats amis de Satan. »

Je venais d’arriver à un village kurde, nommé Kobrasar, où j’avais à visiter de très-belles antiquités. Le village avait pauvre mine ; quand mon guide, un kavas du pacha, demanda le logement, selon l’usage, pour moi et ma suite (trois hommes en tout), ce fut un concert de plaintes et de refus. Les hommes parlaient bruyamment, les femmes glapissaient avec fureur, mais la note était toujours la même : « Nous sommes des derviches (des pauvres), notre affaire est de demander et non de donner : nous n’avons pas une croûte de pain à votre service, et surtout pas d’orge pour vos chevaux. »

C’était embarrassant, car mon kavas hésitait ; il avait bien le droit absolu de réquisition, et s’il avait été dans un village chrétien, il ne se serait pas gêné ; mais les Kurdes sont à moitié libres et ont le caractère peu endurant. Il se soulageait en les appelant pezevenk et boklu, eux répliquaient en kurde et l’appelaient brigand, cela ne finissait pas. Il finit par insinuer qu’il nous faudrait aller chercher un gîte à deux lieues de là.

Cela ne faisait pas mon compte. J’étais fatigué, la nuit approchait, puis je ne voulais pas manquer l’occasion de visiter les ruines.

« Fais ce que tu voudras, lui dis-je froidement : moi, je veux coucher ici. Si je ne passe pas cette nuit sous un toit, je te promets que ton pacha ne dormira pas, dans deux mois d’ici, sous le toit de son konak. »

Je m’avançais beaucoup ; mais avec les Orientaux, il est très-important de frapper fort. La querelle recommença et menaçait de durer, quand un homme très-convenablement
Séleucie. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.
mis, me prit le bras et me mena vers son logis, en me disant :

« Venez chez moi ; vous y trouverez un accueil de bon cœur. Je suis un infidèle comme vous. »

Je trouvai cette façon de se définir assez singulière, mais je suivis mon homme, et les autres gens du village, piqués d’émulation, emmenèrent mon gendarme. On s’expliqua amicalement, on s’excusa, et les Kurdes qui avaient le plus crié finirent par nous dire :

« Nous ne sommes pas inhospitaliers d’habitude, Dieu nous garde ! mais nous craignions que vous ne fussiez exigeants sur le manger, comme le sont quelquefois des voyageurs qui ne sont pas si grands que vous. »

Pour retourner à mon hôte, je trouvai chez lui une douzaine d’amis et de flâneurs du village ; on se mit à causer, et je finis par savoir l’explication du mot qui m’avait intrigué : mon hôte était un yezidi, et deux vieillards de l’assistance étaient prêtres de ce culte mystérieux. J’en fus fort aise, car j’avais lu beaucoup de choses vraies et fausses sur les Yezidis et je tenais à les voir de près. Je me souviens que mon hôte me demanda :

« Les Français, c’est tous yezidis, n’est-ce pas ? »

Je répondis un peu vivement :

« Mais non, pas du tout !

— Vraiment ! Mais alors, vous êtes donc musulmans !

— Encore moins, Dieu nous en garde !

— Vous voyez bien que j’ai raison. Vous n’êtes pas musulmans, donc vous êtes yezidis. C’est clair, cela, il me semble. »

J’étais ahuri et ne savais trop que répondre à cette logique serrée. Mon homme continua :

« Eh bien, vrai, cela nous flatte : les Français sont des braves, c’est connu. Ah ! nous ne sommes pas musulmans, nous autres : la preuve, c’est que nous buvons de l’eau-de-vie. En avez-vous là ?