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amis d’Orient, ceux au turban blanc ou bleu comme ceux aux longs cheveux tressés, m’ont demandé comment on voyageait dans mon pays et si l’hospitalité s’y exerçait comme chez eux, j’ai, pour ne pas rougir, menti avec un aplomb diplomatique. Et si quelque jour, comme je l’espère bien, quelqu’un d’eux veut m’accompagner en France, je promets solennellement de persister dans ce chauvinisme et d’épargner avec soin à mon mouçafir les notes de certains hôtels de province et les buffets des chemins de fer.


IX


Les Kurdes. — Les Yezidis.

Je profitai de mes quelques jours de séjour à Bagdad pour étudier les populations de la Babylonie, plus intéressantes que je ne l’avais pensé à première vue.

J’ai dit que les Arabes s’étendent jusqu’au pied des montagnes ; dans ces montagnes est cantonnée une race qui forme avec les Arabes le contraste le plus énergique qu’on puisse imaginer. Je veux parler des Kurdes, population de plus de trois millions d’âmes, qui commence près de Trébizonde et ne finit qu’aux portes de la Susiane. J’ai beaucoup fréquenté les Kurdes, et je les estime fort, surtout quand je les compare au peuple persan, dont ils semblent les frères aînés. Leur langue a un caractère antique : elle est au persan un peu ce que le français du douzième siècle, par exemple, est au nôtre.

Il est difficile d’être reçu chez eux ; mais une fois qu’on est leur hôte, on peut dormir sur les deux oreilles avec mille ducats dans sa ceinture. Ce qui contribue à leur élever l’âme, c’est un sentiment d’égalité qui s’étend, non-seulement aux pauvres, mais (chose rare chez des musulmans) aux femmes. En voici une preuve irrécusable. Lors de la guerre d’Orient, la Porte avait appelé à la guerre sainte les contingents des fidèles croyants, surexcitant ainsi toutes les passions religieuses sous couleurs
Ctésiphon. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.
politiques. Aussi Constantinople vit-il affluer du fond de l’Asie des bandes à mine aussi peu rassurantes que celles des croisés qui, près de huit siècles auparavant, passaient au même endroit mais dans un sens opposé, et qui inspiraient des terreurs si ingénues à la fille d’Alexis Comnène. On ne vit jamais plus de guenilles pittoresques, plus longs pistolets, plus riche collection de fusils damasquinés qui devaient dater du temps de Soliman le Magnifique. Mais rien ne dépassa, comme effet, Kara Fatma la princesse kurde.

Kara Fatma (Fatma la noire) était princesse comme tous les gentilshommes mingréliens sont princes, c’est-à-dire qu’elle était chef d’un clan assez important dans les montagnes du Kurdisian turc, et elle amenait ses hommes à la guerre sainte. Elle n’était pas jeune, ainsi qu’on peut le voir par son véridique portrait (voy. p. 81) : elle était d’une insigne laideur, mais en revanche les quelques centaines d’escogriffes à cheval qui l’avaient suivie étaient les plus beaux bandits de théâtre que peintre romantique puisse imaginer. Le gouvernement n’eut qu’à se féliciter de l’effet qu’elle produisit à Constantinople parmi les fidèles, mais il se garda bien d’envoyer au feu Kara-Fatma et ses paladins. Ils auraient fait, malgré leur bravoure et leur bon vouloir, triste figure en face des escadrons moscovites.

La princesse noire, après avoir été la lionne de Stamboul pendant quelques semaines, est rentrée dans ses montagnes, et il n’en a plus été question. On m’a plus parlé d’elle à Constantinople que dans le Kurdistan même.

Une dernière population, la plus intéressante à étudier à cause du mystère qui l’entoure, est celle des Yezidis ou prétendus adorateurs du diable ; ils vivent parmi les Kurdes et parlent le kurde, mais sont évidemment un peuple différent. Il n’est sorte de crime ou d’abomination dont ils ne soient accusés par les bons musulmans de la vallée du Tigre, où ils sont éparpillés dans