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bylonie n’échappera pas, je le vois, au fléau ailé qui désole cette année tout l’Orient, et que le public français connaît trop par les lamentables nouvelles d’Algérie.

Je m’aperçois, à propos du consulat que je viens de nommer, que je n’ai pas encore donné à mes lecteurs l’explication d’une particularité qui a pu les étonner : c’est de me voir installé au consulat de France dans toute ville où il en existe, et à défaut, à tout autre consulat européen. Sans parler de la situation personnelle à laquelle je dois d’être en famille chez mes ex-collègues, et de l’esprit gracieusement hospitalier qui est commun à presque tous, je dirai que dans la plupart des villes du Levant, un voyageur bien recommandé, et de la classe de ceux que les journaux de High Life appellent « des voyageurs de distinction » est sûr d’un accueil courtois et empressé au consulat de sa nation. C’est une tradition du Levant, et ce n’est pas moi qui y trouverai à redire. Il y a du reste à cela une excellente raison : c’est qu’à part cinq ou six villes qui ont des hôtels comme Smyrne et Beyrouth ont des omnibus (Messieurs les voyageurs pour Nahr el Kelb, en voiture !) : — à part, dis-je, ces villes civilisées, trop civilisées ! il n’y a pas un hôtel, pas même une locanda borgne dans des villes comme Bagdad, Diarbekir, Mossoul ou Bassora.

« Mais alors que font les voyageurs ? »

Ils vont loger chez leurs frères, musulman chez musulman, chrétien chez chrétien, juif chez juif et bâbi chez bâbi, ou bien au caravansérail s’il y en a.


Antiquités. — Dessin de E. Tournois d’après nature.

L’hospitalité pour les voyageurs est chez les Orientaux une tradition séculaire, sanctionnée par le dogme religieux. Dans les grandes villes d’Orient, principalement dans celles qui sont des villes saintes pour quelque culte, il existe de vastes et somptueux caravansérails[1], fondés par des princes ou de riches négociants, et où tous les coreligionnaires du fondateur sont hébergés gratis pendant le séjour qu’il leur plaît de faire dans la ville. Il y a deux ans, un riche négociant parsi de Bombay a fait inaugurer un établissement de ce genre qui lui a coûté deux cent cinquante mille francs, pour loger les Parsis que les nouveaux chemins de fer amènent en visite d’agrément à Bombay : il l’a inauguré conformément au rite parsi : « pour l’amour du Très-Haut, par la faveur de Zoroastre le législateur très-saint, en mémoire de ma mère décédée Gulistan-Banou, j’ai bâti ce Dharmsala. » Quel rapprochement de mots ! Zoroastre — train de plaisir !

Je ne cherche pas à faire les Orientaux meilleurs que nous : tout bien calculé et bien balancé, nous valons incontestablement plus qu’eux, nous valons généralement mieux. Ce qu’ils ont pour eux, c’est une distinction naturelle d’extérieur, de parole et de pensée que nous avons peut-être en naissant, mais que nous perdons vite dans ce que les Anglais appellent excellemment life’s struggle, la bataille vulgaire de la vie civilisée. Notre idéal, à nous, c’est le juste : l’idéal de l’homme d’Orient, c’est le noble, qui est, souvent, tout à fait le contraire du juste. L’hospitalité étant l’un des attributs les plus essentiels de la vie noble, rien d’étonnant à ce qu’elle soit si profondément entrée dans la vie intime de ces peuples.

Il y a encore une autre raison à cela : c’est l’intérêt personnel largement entendu. L’Oriental est naturellement voyageur, plus voyageur que nous, plus du moins que nous ne l’étions avant les chemins de fer. Pèlerin, derviche, pasteur, soldat d’aventure, colporteur, ouvrier nomade, il est toujours par vaux et par monts, et une fois qu’il a une demeure fixe, il ne peut refuser l’hospitalité au passant sans être ingrat envers ceux qui la lui ont accordée pendant des mois et des années, — envers ceux qui la lui accorderont encore le jour qu’il lui plaira de seller son âne et de reprendre le bâton recourbé du voyageur. Pour moi, j’ai reçu cent fois l’accueil le plus cordial chez de bons paysans arabes, turcs, bulgares, arméniens, chaldéens, et je suis persuadé que la bonne grâce de mon hôte était souvent activée (sans être moins méritoire pour cela) par la pensée que son fils enrôlé dans le Nizan, son frère parti pour la Mecque ou son gendre emmené en vertu d’une réquisition du pacha vers quelque port éloigné, — recevait peut-être ce soir-là de quelqu’un de mes coreligionnaires, un accueil non moins empressé.

C’est pourquoi j’avoue que toutes les fois que mes bons

  1. J’emploie ce mot parce qu’il est le plus généralement compris, mais il est loin d’être juste. Le caravansérail est devenu avec le temps un établissement tout commercial, comme du reste son nom l’indique (karavan-séraï, palais des caravanes). L’hospitalité y est gratuite pour les pauvres, mais seulement pour eux. Il n’y a pas moins des caravansérails qui ont été fondés par dévotion et comme œuvre de charité, dans des lieux où il y a une grande circulation, mais peu de riches voyageurs, et où les haredjis, commercialement parlant, ne font pas leurs frais.