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pierreries et de drogues précieuses, et l’un de ces trésors portoit le nom de Badaverd, apporté par le vent, à cause de l’aventure qui en rendit Chosroès le possesseur.

« L’empereur grec ayant fait charger tout ce qu’il avoit de plus précieux sur une flotte qu’il envoyoit à Constantinople, le vent lui fut si contraire, qu’ayant perdu sa route, elle fut jetée dans les ports du roi de Perse, lequel étoit pour lors maître de toute la Syrie, d’une grande partie de l’Asie Mineure. » Ces richesses tombèrent aux mains des officiers du roi, et furent dirigées sur le trésor de Ctésiphon.

Je fais grâce à mes lecteurs du harem, rempli de trois mille épouses bien nées et de douze mille esclaves les plus belles de la Perse. Le maître trop heureux de tant de beautés ne sut pas sans doute comprendre son bonheur, car il ne témoigna d’amour violent qu’à une femme qui ne le lui rendait guères, la charmante Irène (Chirin), fille de l’empereur Maurice, qui lui préférait un simple et romantique plébéien, le jeune Ferhad. Les amours de ce couple platonique défrayent encore le talent des bardes ambulants de la Perse et de l’Irak, côte à côte avec les amours de Majnoun et de Leila ou celles de Bahran et de la princesse des Indes.

Voilà bien l’imagination populaire. Une belle histoire d’amour malheureux obtient d’elle un souvenir plus vivant que le passage lumineux d’un Alexandre ou d’un César à travers le monde. Je ne veux pas dire qu’elle ait si grand tort…

J’ai dit que Chosroès Parviz habita le Tak, mais je n’ai pas dit qu’il le fonda. Il paraît que cette œuvre est due à l’autre Chosroès, le fameux Nouschirvan, le Salomon de la Perse : il était l’aïeul de Parviz, et était surnommé le Juste.


« Super flumina Babylonis. » — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.

Voici une des histoires les plus originales qui courent sur ce justicier. Il y avait à la porte du Tak une corde qui communiquait avec une cloche à l’intérieur, et quiconque voulait faire appel au souverain n’avait qu’à tirer cette corde, il était admis sans délai. Un jour, un malheureux âne rogneux et pelé qui vaguait par là, vient se gratter au mur du palais et met, sans s’en douter, la cloche en branle. Le chambellan de service accourt, voit ce que c’est, revient faire son rapport, et veut que l’âne soit chassé à grands coups de bâton. Chosroès réfléchit, sort, voit à son tour la pauvre bête, est ému de son état de maigreur et de ses plaies, fait rechercher le maître et le condamne à une peine sévère, puis il donne des ordres énergiques pour qu’à l’avenir tous les animaux soient bien traités dans le pays. « Et cette coutume, dit l’historien de Chosroès, s’y est conservée jusqu’à ce jour. »

Je saisis ici une occasion de rectifier un fait que répètent tous les livres de géographie. À l’exemple de d’Herbelot, tout le monde traduit Madaïn (nom de Céleusie-Ctésiphon sous les Khalifes) par « les deux villes, » aïn et eïn représentant en effet le duel en arabe. Imbu de cette idée, et probablement mis de mauvaise humeur par la fatigue ou 40° de chaleur à l’ombre, je pris à partie Signor Michel, déjà nommé, et lui reprochai rudement de m’induire en erreur et de savoir l’arabe moins que moi. Si Michel avait été moins respectueux, il aurait pu me dire : « Est-ce que vous prétendez m’enseigner ms langue maternelle ? » Au lieu de cela, il prit la peine de me prouver poliment que Madaïn est un simple pluriel de Medina, et que le duel devrait être Medineteïn.

Je reconnus franchement mes torts, et ne fus pas trop humilié de m’être trompé en compagnie de d’Herbelot.

Ce n’est pas seulement le temps qui a mis le Tak en cet état : c’est le vandalisme d’un khalife célèbre. Abou-Djafar-al-Mansour (le Victorieux), qui fonda Bagdad, trouva très-simple de démolir le palais de Chosroès