Page:Le Tour du monde - 16.djvu/84

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Orient !… Quand Verrès-Pacha, après trois ans de fonctions et un traitement fixe de trente mille francs par an, a gagné une fortune de quatre millions, en sera-t-il moins, comme devant, un butor obèse qui ne se plaît qu’à causer avec son caredji ou son palefrenier ? Et s’il vit à la campagne, sa famille répandra-t-elle autour du tchiflik seigneurial les bienfaits et les secours dont nos dames châtelaines, par bon ton et surtout par bonté native, ne voudraient pas se dispenser ? Sa famille ! amère plaisanterie ! Quatre maritornes achetées au rabais à d’affamés émigrants circassiens, écrasées de bijoux, passant les journées à se rouler dans la saleté et la vermine avec leurs gariés, leurs servantes noires, leurs égales à tous égards. Je plaindrais une de nos filles de ferme qui ne serait pas supérieure, comme intelligence, caractère et moralité à ce qu’on nomme là-bas, et sans rire ! — Leurs altesses Fatma, Zenab, ou tout ce qu’on voudra.

Je me suis soulagé, et je continue.

Nous cheminâmes encore quelques heures dans cette plaine désolée où pas un monticule ne bornait l’horizon. Aussi ne tardâmes-nous pas à voir surgir au sud-est la masse sévère et imposante du Tak-Kesra, l’arcade de Chosroès, seul monument intéressant qui nous soit resté de Ctésiphon. Avant d’y arriver, je traversai quelques mouvements de terrains voisins d’un monticule appelé Zembil, et me promettant d’y revenir, je piquai droit à notre tente, qui nous avait précédés et nous offrait son abri précieux, entre le Tak et la berge du Tigre.

À peine reposés, notre premier soin fut d’aller visiter le Tak-Kesra, fort bien décrit par Olivier au commencement de ce siècle : aussi je ne puis mieux faire que de donner sa description fort supérieure à celle de Della Valle (bien que celle-ci ait un charme particulier d’archaïsme).

« Ce monument, bâti en briques cuites, est à un quart de lieue du Tigre. Il présente à l’orient une façade de deux cent soixante-dix pieds de long sur quatre-vingt-six de hauteur. Au milieu est un portique ou grande voûte de soixante-seize pieds de largeur, cent quarante-huit de profondeur et quatre-vingt-cinq de hauteur. Les murs de la voûte ont vingt-trois pieds d’épaisseur, et ceux de la façade dix-huit. La façade présente au rez-de-chaussée six fausses portes, et deux autres qui sont ouvertes. On y voit aussi quatre rangées de fausses fenêtres, fort rapprochées les unes des autres, que l’on dirait avoir été des niches à statues : elles ont à peine un pied d’enfoncement. La rangée qui est immédiatement au-dessus des portes a ses fausses fenêtres beaucoup plus petites que les autres. Aucune d’elles ne paraît avoir été ouverte ; ce qui suppose que ce n’est pas par cette façade que les appartements étaient éclairés. Ce monument est un peu dégradé à la partie supérieure de la façade, ainsi qu’à la partie antérieure de la voûte ; mais les côtés ont bien plus souffert, car on doit croire qu’il y avait deux corps de bâtiments, l’un au nord et l’autre au sud de la voûte, qui ont été démolis, et dont on croit rnconnaître quelques vestiges. Il y a aussi, à la face occidentale, quelques restes de murs, qui font soupçonner que cet édifice s’étendait encore de ce côté. On croit communément dans le pays que Tak-Kesré ou Aiouan-Kesré veut dire portique ou arcade de Kosroës.

« Quoi qu’il en soit de cette explication, le Tak-Kesré ne nous paraît pas avoir été un temple consacré au soleil, comme on l’a cru communément ; mais les restes d’un vaste palais que les rois parthes firent construire à Ctésiphon, et qu’ils habitèrent tout le temps qu’ils furent les maîtres de ces contrées. Ils imitèrent en cela les rois perses, qui passaient une partie de l’année à Suze, à Babylone, et l’autre partie à Écbatane. L’arcade qui est restée presque intacte était probablement un vaste salon de ce palais, que la chaleur excessive du climat rendait nécessaire ; car on ne peut douter que par son étendue, l’épaisseur de ses murs, et son exposition à l’orient, il ne dût être très-frais, et tenir lieu de ce serdap ou salon voûté, et enfoncé de quelques pieds dans la terre, où tous les habitants de Bagdad passent leur journée en été. Le palais des rois devait avoir son sardab proportionné au luxe qu’ils étalaient ; il devait, à cause de son utilité, être la pièce la plus vaste et la plus belle de tout l’édifice. Le sol où l’on peut soupçonner l’emplacement de Ctésiphon a près de deux mille d’étendue ; on suit en plusieurs endroits les murs qui en formaient l’enceinte ; ils étaient fort épais, assez élevés, et bâtis en grandes briques durcies au soleil et liées avec de la paille, le tout disposé par couches, à peu près comme dans le monument d’Akerkouf. On y voit par-ci par-là des buttes de décombres et des restes de murs en briques. Il y a aussi du côté du fleuve quelques restes de fortes murailles bâties en briques cuites, pour lesquelles on avait employé le bitume au lieu de ciment. La végétation sur le sol de cette ville est plus abondante qu’aux environs : les plantes y sont plus vigoureuses, et les arbrisseaux plus touffus et plus forts.

« À quelque distance du Tak-Kesré on voit une mosquée, élevée, dit-on, sur le tombeau du barbier de Mahomet, nommé Suleiman-Pak, Soliman le Pur : les mahométans vont quelquefois visiter ce tombeau, et y passer plusieurs jours dans le jeûne et la prière. Le cheik arabe qui dessert cette mosquée compte bien plus sur les offrandes des dévots musulmans que sur une faible rétribution que doit lui donner le pacha. »

Ce Soliman le pur ou Selman le Persan (le vrai nom était Abou Abdallah Selman, surnommé el Khèr ou le bienheureux) est en très-grande vénération chez les musulmans. C’était un ancien esclave persan, affranchi de Mahomet, dont il embrassa avec chaleur les opinions : aussi le Prophète le classa-t-il parmi les prédestinés. Il était le barbier de son ancien maître, et, s’il faut en croire les dévots, il fit force miracles avec les poils de la barbe sacrée. Son caractère empêche d’ailleurs de penser qu’il en fit spéculation. Bien que nommé gouverneur de Ctésiphon après la conquête arabe, il se retira dans ce ziaret pour y vivre du travail de ses mains, donnant aux pauvres tout ce qu’il gagnait. Ses modernes imitateurs entendent mieux la vie contemplative que lui : ils