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la même date que l’ouverture du chemin de fer d’Angora : je connais mes Turcs.

Derrière le Hindia s’étend un immense désert dont la mince ligne jaunâtre n’est interrompue ni par un arbre, ni par une dune : c’est le Hamaâd, nom qui rappelle le Hammada de Tripoli au Fezzan, et qui est un des innombrables synonymes que les Arabes ont consacrés à l’immensité aride. À l’entrée du Hamaâd, non loin du lac, un grand carré, qui ressemble à une caserne, blanchit à l’horizon : c’est le Khan Sabha à l’usage des pèlerins qui vont visiter les saints tombeaux de Meched Ali, ou l’importante ville de Neoljf, qui n’est marquée sur aucune carte que je sache. On m’a montré de loin Kef ou Kefl, célèbre par le tombeau (authentique à ce qu’il paraît) du prophète Ézéchiel : il attire chaque année d’innombrables pèlerins hébreux et musulmans. Les Hébreux sont jusqu’ici en possession du saint monument, mais ce n’est pas sans peine. Il y a quelques années, un de ces derviches vagabonds qui pullulent dans les grandes villes turques, aussi dru que la vermine sur les divans des harems, réclama près de l’autorité la propriété de Kefl pour les musulmans. L’affaire a été assoupie, — ce qui veut probablement dire que les juifs auront financé pour cent ou deux cents bourses (13 000 ou francs) et auront été rassurés jusqu’à nouvel ordre, c’est-à-dire jusqu’au prochain derviche.


Une vieille juive. — Dessin de A. de Neuville d’après une photograpie.

Nous n’avions plus rien à faire à Babylone, et nous reprenions le lendemain, sans autre incident mémorable, la route de Bagdad.

En sortant du Birounous où nous passâmes la nuit, je tirais à droite pour visiter un monument qui me tirait l’œil depuis Iskanderié. C’était, au sommet d’un très-petit monticule, tout près du canal Naharmalcha et d’un autre canal desséché, une tour carrée, en briques crues alternées de couches de roseaux (procédé décrit par Hérodote), de quatorze pas de côté, et fendillée par l’action du temps en quatre pans abruptes. Je demandais le nom de cette ruine : le guide me dit ChichperSisper, ce qui en persan, me dit-il, signifie six ailes. Ce nom me fut un trait de lumière : J’étais tombé évidemment sur les ruines de l’antique Sispara, qui, d’après la tradition chaldéenne de Bérose, serait quelque chose comme la plus ancienne ville du monde.

Bérose, en racontant l’histoire du déluge à peu près comme la raconte la Bible, dit que Xisuthrus (le Noé chaldéen), averti par la voix divine de la prochaine submersion du monde, prit les livres de la doctrine chaldéenne, « premiers, moyens et derniers, » et les enfouit dans la ville du soleil, à Sispara : puis après le déluge, il alla les y reprendre, et les porta avec lui à Babylone qu’il se mit à reconstruire.

Selon Strabon, qui estropie ce nom pour le gréciser et en fait Hipparenum, c’était un collége fameux de la doctrine chaldéenne. Abydenus parle aussi du peuple de Sispara, mais seulement pour dire que le grand réservoir de Sémiramis, dont j’ai parlé (et que lui, Abydenus, attribue à Nabuchodonosor), avait été creusé sur leur territoire. Cela n’a rien de bien improbable. La grande dépression conchylifère qui s’étend au nord-est de Babylone sur la route de Séleucie, et qui me semble avoir été le bassin de Sémiramis, s’étend jusqu’aux ruines de Sispara.

Cette découverte intéressante, le résultat le plus satisfaisant de mon tour à Babylone, m’aida considérablement à supporter la fatigue et l’ennui des sept heures de route que nous eûmes à faire ce jour-là. Une heure avant de rentrer à Bagdad, nous saluâmes du regard la plus belle ruine babylonique des environs de cette grande ville : j’ai nommé la tour d’Akerkouf. Elle nous présentait le travers, et nous apparaissait à travers un voile de brume comme un gigantesque menhir celtique. Les Turcs l’appellent Nimroud Tepeci, la colline de Nemrod