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tal, mais d’une éloquence étrange, entre la vie condensée dans cette lagune et la désolation de la plaine qui nous entoure. Du Birs à Hillé, pas une maison : ruines, ruines, ruines. Plus de vingt canaux desséchés témoignent de la prospérité passée d’un pays où l’on peut aujourd’hui marcher dix à quinze heures sans trouver autre signe de la présence de l’homme que quelques tombeaux de chekhs musulmans, et quelques groupes de tentes noires habitées par des Arabes maigres et farouches, mais d’assez noble tournure. Ce steppe a-t-il été autrefois la moitié d’une grande ville, Babylone rive droite ? Il faut le croire ; l’histoire est formelle à ce sujet : mais ce quartier s’étendait-il jusqu’à Borsippa inclusivement ? J’avoue que je n’en crois rien, pour des raisons trop longues à développer ici. Le plan que j’ai levé de Borsippa me figure assez nettement une ville distincte, pour permettre d’affirmer que cette ville a été, du moins aux époques relativement récentes, une cité à part, dont le noyau principal était la masse quadrangulaire de ruines autour d’Ibrahim Khalil.

J’ai cherché minutieusement des traces du grand rempart extérieur, qui a certainement existé entre le Birs et Hillé ; j’ai bien cru les trouver dans un grand talus qui part de l’Euphrate auprès d’Anana (où subsistent les vestiges d’une petite enceinte quadrangulaire, peut-être le palais occidental de Sémiramis), et se dirige à travers la lande droit sur les monticules de ruines de Teglié. Ce talus, formant une chaussée entre deux parapets en grande partie nivelés, n’a rien qui le distingue beaucoup des canaux voisins, si ce n’est l’élévation de la chaussée, élévation qu’on remarque du reste dans quelques canaux et qui n’atteste que l’antiquité de la couche alluviale qui les a comblés. Je ne tiens donc pas beaucoup à mon rempart (voir la gravure), tout en convenant qu’il a une certaine vraisemblance, si, comme l’histoire grecque nous l’affirme, le grand mur de Babylone formait un carré avec l’Euphrate pour diagonale, de l’angle nord-ouest à l’angle sud-est.


Le lion de pierre (voy. p. 68). — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.

Je conseille au voyageur curieux de voir la Babylonie, une promenade sur le Hindia. Il devra pour cela louer une de ces embarcations peintes en noir comme les gondoles de Venise, bien coupées et fines volières, qui circulent sans cesse dans les artères de la lagune et sont les murailles de bois de la liberté des Arabes. Ceux-ci, en effet, sont les seuls maîtres du Hindia, où les Turcs n’ont pu jusqu’ici les aller relancer. Quand j’arrivai au Birs, au moment de passer le canal moderne qui sépare la tour d’avec le massif d’Ibrahim Khalil, je vis parmi les roseaux de ce joli canal (qui sert, je crois, à l’irrigation de quelques champs appartenant au ziaret) une de ces barques, près de laquelle se tenait un groupe d’Arabes vêtus d’abaïas noires et brunes, qui avaient parfaitement l’air d’être chez eux, tandis que nos Kavas, bien qu’ils fussent dix-sept, armés jusques aux dents, n’avaient pas l’air d’y être du tout. Je suis persuadé qu’en payant convenablement la location d’une barque et en évitant les maladresses indiscrètes dont ne se font pas faute des Anglais ou des Français habitués à cravacher des fellahs ou des tchorbadjis, on serait bien reçu dans les villages lacustres. Ces gens ne haïssent sérieusement que les Turcs, qui, du reste, depuis le Danube jusqu’à l’Abyssinie et à l’Yémen, sont accoutumés à rencontrer ce sentiment-là bien unanime.

Le kaïmakan de Hillé nous dit qu’il avait créé une flottille de deux cent trente-six barques pour aller à la conquête du Hindia, chaque barque pouvant contenir six soldats, ce qui faisait juste un corps d’armée transportable de quatorze cents hommes. Mais j’ai des raisons de croire que la soumission du Hindia aura lieu à