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Babel dans le Birs, et cette hypothèse, qui convenait à presque tout le monde et ne dérangeait le système de personne, a fait boule de neige depuis Della Valle jusqu’à nous. Quant à moi, qui regarde la légende de la Tour de Babel comme la sœur jumelle de celle du Paradis terrestre, je laisse aux géographes orthodoxes ou complaisants à placer la première sur leurs cartes et à nous donner les limites du second. Je ferai seulement observer que le texte de la Genèse ne prête nullement aux constructeurs de la tour l’absurde idée que leur suppose la tradition vulgaire, « d’escalader le ciel. » Il est question dans le texte sacré d’un monument commémoratif, devant monter « jusques aux nues[1] » exagération poétique que nous retrouvons dans vingt classiques fort raisonnables, à commencer par la tempête de l’Énéide.

On sait qu’il y a des voyageurs qui viennent à Babylone avec un siége tout fait, et dont l’orthodoxie ombrageuse est toute désorientée, si quelque détail secondaire du paysage semble donner un démenti à Isaïe. Or ces palmiers, ces villages, ces jardins, ces habitants, gênent considérablement leur culte pointilleux pour trois versets échappés à la verve lyrique du grand prophète : et il s’est trouvé un officier anglais, dont j’ai d’ailleurs les travaux géographiques en très-haute estime, qui a nié l’existence de Babylone sur le terrain que nous parcourons, parce qu’il ne le trouve pas assez désolé, assez stérile et assez maudit. Je le répète, j’estime fort les travaux du commandant Selby, et je ne le confonds pas avec un monsieur qui a beaucoup imprimé pour prouver que Carthage était à Bougie et le mont Sinaï à Santorin. Cette classe de voyageurs oublie un peu trop Hérodote, Xénophon, Bérose et Ctesias qui ne sont pas des prophètes, mais qui ont un peu le droit de parler de ce qu’ils ont vu. Ce qui a dû les gêner encore, c’est l’absence en Babylone des « satyres » qui étaient probablement
Fossés de Babylone, — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.
des singes, mais comme Isaïe ne peut pas avoir tort, un autre voyageur a trouvé fort à propos un turc qui lui a parlé d’un animal qu’on trouvait dans l’intérieur, et qui avait les parties supérieures du corps semblables à celles de l’homme, tandis que par les membres inférieurs il ressemblait à la chèvre. Ce Turc ajoutait que les arabes, qui chassent cette espèce d’épigan avec des chiens, n’en mangent que les cuisses ou les jambes, parce que manger le reste leur semblerait une sorte de cannibalisme. Je ne serai pas aussi vif que le savant docteur Hoefer qui malmène rudement cette classe de touristes et les envoie « chanter au lutrin ; » mais je me demande ce que la Bible, dont nous apprécions tous la haute valeur historique, peut gagner à un fétichisme d’interprétation littérale, et je sais parfaitement ce qu’y perdent des livres sérieux qu’on aimerait à lire avec la confiance qu’ils méritent en général.

Bagdad possède une maison de PP. Carmes, qui croient fermement à Birs Babel, et qui ont tenu, voilà trois ou quatre ans, à traduire leur croyance en fait : voici comme. Ils ont fait venir d’Europe une petite vierge d’argent ou de bronze, et le P. M. J… est allé solennellement la planter sur le sommet de la tour, comme une prise de possession, au nom du catholicisme, du berceau commun des nations. L’idée était dramatique et ne manquait pas de grandiose. Le père, armé de sa statue, se fit hisser au moyen de cordes sur la plate-forme, et là, trouva un acteur qui n’était pas dans le programme de la fête : c’était une belle panthère qui prenait voluptueusement le soleil. Ceux d’en bas, avertis de l’incident, criaient au père de descendre et il en

  1. Je cite généralement de mémoire et prie le lecteur, s’il trouve quelqu’une de mes citations erronée, de la pardonner à un voyageur qui rédige ses notes au fond de l’Inde, avec un Arrien pour toute bibliothèque de voyage. (Sita, sur l’Indus, 19 mai 1866.)