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À neuf heures et demie, nous sommes au pied du monticule qui supporte la tour, et cinq minutes plus tard nous nous reposons à l’ombre de la tour même, qui nous apparaît alors pour la première fois dans toute sa majesté.

La chose la plus extraordinaire, ou plutôt la plus stupéfiante que j’aie vue dans toute ma vie de voyageur, ce sont ces blocs vitrifiés qui couvrent le sommet de la colline, et qu’au premier abord je pris pour des roches ignées, dont elles ont toute l’apparence et surtout la cohésion. Un second coup d’œil me montra les couches jaunes-verdâtres des briques liées par un ciment bitumineux et recouvertes d’une masse de bitume, le tout ayant été cuit et vitrifié en bloc de manière à présenter une solidité que jamais depuis les Chaldéens aucun peuple n’a donnée à ses œuvres. J’ai vu le ciment romain et ses merveilles : j’ai vu les ruines de cette formidable tour de Cesson, en Bretagne, que Henri IV essaya de faire sauter et dont la moitié seulement roula dans les fossés, en blocs prodigieux dont deux siècles et demi n’ont pas détaché dix pierres : mais rien de tout cela n’approche des ruines vitrifiées de Birs Nimroud.

Il n’est pas étonnant que les fantaisistes de l’hypothèse se soient donné carrière autour de ces masses. Les Anglais biblistes se sont partagés là-dessus, ce qui ne les empêche pas d’être aussi affirmatifs les uns que les autres. Pour les uns, ce sont les débris de la fournaise où Abraham fit fondre les idoles des Chaldéens : pour les autres, qui croient que c’est là la tour si controversée de Babel, ces vitrifications sont l’œuvre de la foudre que Dieu lança sur ce monument impie. Notez bien qu’il n’est pas question dans la Bible de foudre lancée sur Babel.


Avant Mehawil. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.

Mon explication, moins solennelle, est peut-être plus raisonnable. Ces blocs doivent représenter le revêtement extérieur du monument, dont la tour aujourd’hui subsistante n’est que le centre, une sorte de témoin, pour employer le langage des agents-voyers. Quant aux procédés de vitrifications usités à Babylone, ils sont expliqués au long par tous les anciens, et il est inutile que j’en fatigue mes lecteurs, aux yeux desquels je n’ai été peut-être que trop technique. On sait avec quelle animosité les Perses, notamment Xerxès, firent la guerre à tous les souvenirs religieux ou nationaux des Chaldéens, et ce monument qui porte des traces évidentes d’incendie, dut être victime de leur vandalisme. Alexandre mourut au moment même où il songeait à le relever, dans une pensée de bienveillance pour la nationalité chaldéenne : sa mort subite empêcha l’exécution de ce projet, ainsi que des desseins bien autrement importants qui remplirent les courts instants de son séjour à Babylone.

Maintenant, qu’était le Birs Nimroud au temps de la monarchie babylonienne ?

Il serait trop long de raconter comment est née et par quelles phases est passée la supposition, devenue un article de foi pour le commun des touristes, que le Birs n’est autre que la tour de Babel. D’abord, cette hypothèse est moderne : Benjamin de Tudela, qui met le plus grand soin à trouver partout les souvenirs de la Bible, applique le nom de Babel à des ruines situées sur l’Euphrate à vingt milles en amont des ruines de Babylone, laquelle Babylone existait encore de son temps (treizième siècle), et comptait vingt mille juifs parmi ses habitants, ce qui nous permet de supposer une population totale d’au moins soixante mille âmes. Ce passage, qui n’a pas été assez remarqué, montre que Babylone a eu la vie plus dure qu’on ne le pense généralement, puisqu’on est convenu de rapporter le temps de sa ruine à la fondation de Séleucie, quatorze à quinze siècles avant le savant voyageur hébreu.

C’est, je crois, Piétro della Valle qui, le premier, a vu