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forme. Le premier voyageur qui l’a vu a prétendu que ce quelque chose était un corps humain : — que le groupe avait trait à l’histoire de Daniel : je n’ai pas besoin d’ajouter que ce voyageur était Anglais, et aussi bibliste que tous ses compatriotes. Vient ensuite Keppel, qui prétend mieux voir, et qui déclare que ce lion est un éléphant, — et la preuve, c’est un dessin qu’il en donne et où en effet l’animal est orné d’une oreille et d’une trompe de fantaisie : la queue s’amincit, et le trou au flanc devient une sorte de selle. Quand on fait d’aussi haute fantaisie, encore faut-il la faire vraisemblable, et ne pas donner à une trompe d’éléphant une dimension qui lui donne un faux air de fumer une pipe allemande à rebours.

Le plaisir de rectifier Keppel ne me fait pas oublier qu’à dix heures du matin il fait une chaleur suffocante sur le Kasr, et que nous avons faim. Nous descendons à un jardin voisin, non clos, où de hauts palmiers étendent une ombre appétissante sur quelques carrés de légumes, qu’un vieil Arabe de bonne figure arrose de son mieux. La nappe est mise et nous déjeunons gaiement, rejoints par Michel qui est arrivé en grognant et en affirmant que ces ruines ont une puanteur diabolique. « Comme toutes les sépultures qu’on met à jour, » lui dis-je.

— Oh ! ce n’est pas seulement cela : ce sont les péchés de ces gens enterrés là, qui sentent si fort. »

— Vaillant signor Michel ! je ne dis pas que Nabuchodonosor et ses sujets n’aient eu leurs petits défauts ; mais raisonnons un peu : Croyez-vous que Paris, Londres, Rome ou Vienne soient entièrement habitées par des rosières ? Et cependant nous ne sentons…

— Oh ! nous, reprend Michel avec une self-satisfaction impossible à rendre, nous avons l’honneur d’être des chrétiens, je suppose ! »

Que répliquer à cela ? Je suis « collé, » c’est certain. Dans la théorie de Michel, on a tout profit à mourir en orthodoxie. L’âme est sauvée et le corps ne sent pas mauvais.

Après déjeuner, nous descendons à l’Euphrate, pour éviter l’ennuyeuse route que nous avons suivie depuis Amran. Arrivés à la berge, nous éprouvons le besoin d’apaiser une soif dévorante. Pellissier se penche sur le revers du talus, glisse des deux pieds sur l’argile grasse et compacte, et sans un de nos kavas qui le happe à propos, il disparaissait comme une pierre dans l’eau profonde, trouble et rapide. Rendu plus circonspect par le danger couru, mon compagnon saisit la longue lance d’un Arabe, la plante dans la berge, et s’y retenant d’une main, il boit avidement dans le creux de l’autre. Après avoir un peu ri de l’étrangeté de notre position, je n’ai rien de mieux à faire que de suivre son exemple.

Voilà tout ce que nous fîmes de mémorable super flumina Babylonis, non sans avoir accordé un souvenir au chant sublime des Hébreux déportés, qui, sur cette même rive, pleuraient en songeant à Jérusalem et suspendaient leurs harpes aux branches des saules. Le paysage qui nous entourait était sérieux plutôt que mélancolique : en face de nous, les riches cultures de la rive droite de l’Euphrate, un peu plus basse et partout mieux arrosée que l’autre : derrière les palmiers, à l’horizon, la masse rouge de Babel qu’on voit de tous les points de la scène ; et en montant un peu sur les talus des ruines, nous pouvions distinguer à travers les fûts rigides des arbres la Tour des Sept Sphères de Borsippa dominant une solitude à demi inondée. Le seul bruit qui troublât le silence de la plaine à cette heure brûlante était, non le cri du chakal ou du hibou, mais le bruit doux et monotone d’une noria d’irrigation. Les norias de l’Euphrate n’ont pas le cri sec et aigre de celles de l’Égypte, où, selon une boutade amusante et vraie de Maxime Du Camp, « tout gémit, même les machines. »

Bref, nous partons sans avoir suspendu nos harpes aux saules. Nous n’avons pas de harpes, et l’Euphrate n’a plus de saules. Nous n’avons pas pleuré Jérusalem, mais j’avoue que nous avons parlé de Paris, et que nous nous sommes promis de causer quelque soir, au café Procope, du jour où nous avons bu « à la lance » dans la coupe limoneuse du grand fleuve babylonien.

En rentrant nous trouvons Peretié qui, comme Titus, a perdu sa journée, ou peu s’en faut. Les marchands de bric-à-brac chaldéens ne lui ont apporté rien de bien original, quoique Michel, dès la première heure de notre installation, la veille, ait fouillé tous les taudis d’Israël et fait grand bruit de nos personnes et de notre libéralité d’acheteurs. Quant à lui, il a fait deux bonnes affaires : il a acheté trois cents krans (trois cent trente francs) au comptant une poignée de sabre en cristal de roche, très-vulgairement travaillée, et espère trouver quelque imbécile d’officier supérieur qui lui en donnera huit cents krans. De plus il a acquis une urne en albâtre, brisée en huit morceaux, mais les morceaux sont bons. Cette urne qu’il nous montre fièrement, est très-curieuse : elle porte une inscription cunéiforme et une autre hiéroglyphique. Voilà, me dira-t-on, une merveille unique. Oui, mais les deux inscriptions sont fausses, elles ont été fabriquées par le juif trouveur du pot en question. Celle qui a la prétention d’être cunéiforme est hideuse : on dirait l’écriture du cancre le plus incorrigible des écoles primaires de Babylone. L’autre est mieux copiée : elle n’a qu’un petit défaut, c’est qu’elle est à rebours. Décidément les fabricants d’antiquités, dans ce pays, ne sont pas aussi forts qu’à Rome.

Le lendemain matin, reposés et pleins d’ardeur, nous remontons à cheval et nous dirigeons au sud-ouest, afin de visiter les ruines de Birs Nimroud, nom moderne de Borsippa, à trois petites heures de Hillé. Nous traversons, sous un soleil heureusement supportable, une plaine couverte de buissons, semée de petits monticules de ruines, coupée de tracés d’anciens canaux sans compter deux encore en activité, et nous ne cessons pas une minute d’avoir devant nous le fantôme irritant de cette grande ruine, visible d’aussi loin que la fameuse tour de Montlhéry, avec laquelle elle a du reste une vague ressemblance.