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Pour combattre cette nostalgie, l’amoureux souverain fit élever sur la plate-forme de la citadelle un vaste jardin où il réunit toutes les merveilles végétales des provinces de son vaste empire. J’en emprunte la description à Diodore de Sicile, le seul qui en parle avec un détail minutieux.

« Ce jardin, de forme carrée, avait de chaque côté quatre plèthres (quatre cents pieds) : on y montait par des degrés sur des terrasses posées les unes sur les autres, en sorte que le tout présentait l’aspect d’un amphithéâtre… Elles étaient soutenues par des colonnes dont la plus élevée, de cinquante coudées de haut, supportait le sommet du jardin et était de niveau avec les balustrades de l’enceinte. Les murs avaient vingt-deux pieds d’épaisseur, et chaque interstice des colonnes, dix pieds de largeur. Les plates-formes des terrasses étaient composées de blocs de pierre dont la longueur, y compris la saillie, était de seize pieds sur quatre de large.

Ils étaient recouverts d’une couche de roseaux empâtés dans l’asphalte, sur laquelle reposait une double rangée de briques cuites cimentée de gypse ; celles-ci étaient à leur tour recouvertes de lames de plomb afin d’empêcher l’eau de filtrer à travers les atterrissements artificiels. Par-dessus se trouvait répandue une masse de terre suffisante pour recevoir les racines des plus grands arbres : ce sol artificiel était rempli d’arbres de toute espèce, capables de charmer la vue par leur dimension et leur beauté. Les colonnes, s’élevant graduellement, laissaient par leurs interstices pénétrer la lumière, et donnaient accès aux appartements royaux, nombreux et diversement ornés. Une seule de ces colonnes était creusée du sommet à la base, et contenait des machines hydrauliques qui faisaient monter une grande masse d’eau du fleuve, sans qu’on pût rien voir de l’extérieur. »


Babel vu de Hemera. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.

Strabon ajoute que les piliers qui soutenaient les jardins étaient des carrés de maçonnerie renfermant du terreau destiné à recevoir les racines des plus grands arbres : et Quinte-Curce (qui, il est vrai, est fort suspect à cause de ses exagérations de romancier) parle de certains de ces arbres comme ayant huit coudées d’épaisseur et cinquante pieds de haut, et produisant autant de fruits que s’ils croissaient en pleine terre. Voilà ce que j’ai bien de la peine à accepter. Notez bien que le Kasr est environné d’excellentes terres presque au niveau de l’Euphrate, et que si le royal horticulteur n’avait voulu que créer ce que les rois perses nommaient un « paradis » (paradeisos des Grecs), c’est à dire une villa avec de vastes jardins et surtout des parcs peuplés de bêtes fauves, il n’avait pas besoin d’élever sa bizarre merveille à quatre-vingts pieds au-dessus de la plaine. Il a évidemment cédé à la fantaisie fréquente chez les despotes qui ont plus de caprices maladifs que d’idées, de goût et de raison : fantaisie qui a créé les Pyramides, Versailles et Marly, et de nos jours les bonbonnières à sultans qui, en divers pays d’Orient, font l’admiration des badauds en enlaidissant les plus beaux paysages du monde.

Mon ami Pellissier prend difficilement son parti du texte de l’auteur grec, qui enlève à Sémiramis l’honneur (quel honneur !) d’avoir fait les jardins suspendus : il eût aimé à évoquer le souvenir de la reine-colombe divinisée par les Chaldéens. Je suis obligé de suivre l’inflexible histoire : mais la tradition n’est peut-être pas absolument fausse, si — ce qui n’a rien d’impossible, — la belle Persane à qui ce coûteux hommage fut rendu s’appelait aussi Sémiramis.

À cinq minutes de là, je descends dans un large entonnoir au fond duquel je trouve un lion en pierre, la tête mutilée, avec une autre cassure au flanc gauche : il a la moitié des pattes ensevelie dans les déblais, mais il n’y a pas de doute possible sur la pose générale de l’animal : il est debout, appuyé sur quelque chose d’in-