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tels jouissant de la protection efficace de la France, sont beaucoup plus nombreux dans l’Assyrie, vers Van et Mossoul, et jusqu’au lac Ourmia en Perse. Le progrès de l’islamisme les a balayés vers le nord et les a presque entièrement chassés de leur contrée natale. Il y en a un groupe au village d’Angawa, près Kerkouk, où il y a un évêque : un autre à Bagdad où réside le patriarche chaldéen, moins à cause de l’importance numérique de son troupeau qu’en raison de l’illustration passée de cette ville si déchue.

Je n’ai pas ici à m’étendre sur les Chaldéens, ni à raconter comment un simple corps scientifique (les chaldéens des auteurs grecs n’étaient pas autre chose), a donné son nom à toute une nation. Je dirai seulement que les Chaldéens actuels sont une très-belle race, rappelant parfaitement le type puissant (et selon moi plutôt aria que sémitique), des monuments assyro-babyloniens. Les femmes sont en général grandes, fortes, d’une beauté sculpturale plutôt que délicates. J’en ai vu des centaines de belles : de jolies, je n’ai vu que de très-jeunes filles ; leur costume est le même que celui des femmes musulmanes, le lourd et disgracieux vêtement de Mossoul et de Bagdad.

On devine sans peine que notre soin fut de courir aux ruines de Babylone. Laissant au logis M. Peretié, qui voulait attendre à domicile les juifs marchands d’antiquités lesquels pullulent à Hillé, nous partîmes, MM. Pélissier, Michel et moi, pour les ruines de la ville intérieure (ce que M. Oppert appelle la cité royale) que nous avions traversées la veille. La première chose que nous trouvâmes avant de sortir de l’avenue dont j’ai déjà parlé, ce fut une enceinte carrée, dont l’angle nord-ouest était émoussé, et qui semble avoir été un palais. Cette belle enceinte, noyée dans un épais massif de palmiers, est un des points les plus imposants des ruines : du reste rien n’indique nettement son appropriation.

Une demi-heure plus loin, après avoir passé le grand canal appelé Nil, qui coule parallèlement à un énorme canal ancien dont il a emprunté le lit un peu plus bas, on franchit une sorte de talus qui figure le premier rempart intérieur dont parlent les écrivains classiques, et on arrive à un oratoire musulman appelé Amran, qui domine un massif irrégulier de ruines éventrées de tous côtés. C’est le premier groupe des ruines proprement dites, et les explorations y sont assez fructueuses, car c’était la nécropole, et les paysans des environs qui y fouillent sans cesse pour leur propre compte, y récoltent abondamment cette masse de menues curiosités qu’on trouve dans toutes les sépultures antiques. Je vis plusieurs hommes à l’œuvre quand je passai à Amran, et je leur achetai une statuette mutilée, en terre cuite, de Mylitta, la Vénus babylonienne.

Rien de bien intéressant ne nous retenait à Amran : nous en descendîmes et traversâmes un bas-fond nitreux qui doit être un marais en hiver, et qui est séparé de l’Euphrate par une longue traînée de décombres sans importance : puis nous gravîmes un second massif à peu près rectangulaire, et non moins éventré qu’Amran.

Les Arabes l’appellent el Kasr « la citadelle. » Là, en effet, les fouilles ont mis à jour des portions de remparts en briques, d’une construction massive et d’une solidité extraordinaire, et répondant parfaitement à ce qu’Hérodote, Diodore et les autres nous racontent de la citadelle de Sémiramis.

Il n’est donc pas douteux que ce ne soit là l’œuvre favorite de l’illustre veuve de Ninus. Les différences existant entre les mesures données par les anciens et celles que fournissent les ruines actuelles du Kasr, ne peuvent provenir que des modifications produites par les âges et par tant de destructions. Quinte-Curce nous dit que la citadelle avait quatre-vingts pieds de haut et vingt stades de tour. Les mesures modernes nous donnent soixante-dix pieds pour la hauteur du Kasr, et environ deux mille huit cent mètres pour son circuit. Dans les deux cas, la différence entre l’évaluation ancienne et celle d’aujourd’hui n’est que d’un huitième.

Nous atteignons le pied d’un arbre décrépit, mutilé, le seul qui ombrage ces ruines, et nous saluons ce vétéran avec respect : c’est « l’arbre de Sémiramis » le dernier survivant, dit-on, des fameux jardins suspendus, l’arbre sacré que les musulmans appellent atéti[illisible] et auquel, selon eux, Ali attacha son cheval avant d’aller se faire tuer à la bataille de Kerbela. C’est un tamarix ; on ne s’en douterait pas en voyant l’abominable dessin qu’en a donné Keppel, auteur d’ailleurs très-recommandable pour ce qui regarde la Babylonie. Le tamarix du Kasr a un tronc fort gros, qui a été avidement décapité ; il pousse fièrement au ciel deux longues branches au sommet desquelles flotte ce feuillage aérien qui repose si doucement la vue dans les Khor de Nubie. J’avoue mon faible pour le tamarix ; c’est un arbre de fine race, avec ses brindilles articulées comme des pattes de coléoptère. Je ne le vois jamais sans me rappeler les agréables impressions que je lui ai dues dans les déserts africains, lorsque vers midi, épuisé de soif, de chaleur, sans compter l’ennui de six heures de chevauchée dans des sables rocheux et monotones, je voyais apparaître le panache vert du tamarix, promesse presque certaine d’une halte et d’une couple d’heure de sieste voluptueuse au bord de l’eau tant désirée. Il fait pour moi partie intégrante du paysage africain, et a sa part dans mes préférences pour cette terre meurtrière et adorable.

Je viens de nommer les jardins suspendus : c’est la merveille qui a rendu le nom de Babylone si populaire à travers les âges. Je suis bien persuadé que les cinq sixièmes de mes lecteurs se disent, depuis le commencement de ce récit : « Et les jardins suspendus ? » Soyez donc un fondateur d’empire comme Bélus, une femme de génie comme Sémiramis, un conquérant comme Nabuchodonosor, pour que vos œuvres pâlissent dans l’imagination des peuples, devant le caprice inutile et romanesque d’un roi fainéant, dont le nom même ne nous a pas été conservé !

Un roi babylonien, dit l’histoire, avait une favorite persane qui ne cessait de regretter, dans cette grasse et monotone Chaldée, les paysages variés de son pays natal.