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Il était huit heures quand je vis apparaître à l’horizon les palmiers du khan Mehaouil. Je m’en réjouis pour deux raisons : la première, c’est que là commençaient ces fameuses ruines de Babylone que j’étais venu visiter ; la seconde, la moins intellectuelle des deux, c’est que j’avais faim et que le déjeuner nous attendait au khan. La plus noble de ces préoccupations, cependant, l’emporta ; et pendant que nous approchions, je repassai dans ma mémoire le tableau merveilleux que les anciens nous ont laissé de Babylone.

La cité de Sémiramis formait un carré parfait, de quinze à seize lieues de tour. Le mur d’enceinte, précédé lui-même d’un fossé large, profond et rempli d’eau, avait une hauteur de quatre-vingts pieds sur une épaisseur égale, et il était surmonté de deux rangs de tourelles contiguës, au nombre de deux cent cinquante, tournées l’une vers l’autre, et laissant entre elles l’espace nécessaire au passage d’un char attelé de quatre chevaux. Le mur était construit de briques cuites cimentées d’asphalte, et chaque troisième rang de briques était séparé du suivant par une assise de roseaux empâtés dans l’asphalte chaud. Le mur était percé de cent portes d’airain, avec les jambages et les linteaux également d’airain ; comme il était bordé de marais et de lagunes en divers endroits, ces parties étaient regardées comme suffisamment protégées par la nature et n’étaient pas garnies des tourelles dont j’ai parlé.


Dame chaldéenne. — Dessin de Émile Bayard d’après une photographie.

Le plan quadrangulaire de l’enceinte avait été conservé dans l’intérieur de la ville, car les rues, droites et se coupant à angles droits, aboutissaient, soit aux cent portes citées plus haut, soit à d’autres portes percées dans le parapet des quais. Ceux-ci, qui suivaient les sinuosités de l’Euphrate et avaient un développement de sept lieues, construits également en briques bituminées, reposaient sur d’énormes voûtes destinées à amortir l’impétuosité de l’Euphrate à l’époque des crues du printemps. Du reste, l’énorme surface de seize lieues carrées enfermée dans l’enceinte était loin d’être remplie d’habitations : il n’y avait de surface bâtie que quatre-vingt-dix stades carrés (le stade avait cent soixante mètres de côté), ce qui représente encore une cité fort considérable ; encore les habitations, de trois à quatre étages, n’étaient pas toutes contiguës ; enfin, dans les endroits où la ville bâtie touchait presque au rempart, elle en était séparée par un espace libre de cent mètres, sans doute destiné à servir de chemin de ronde pour les troupes qui défendaient l’enceinte. Cette disproportion entre le périmètre réel de la cité et celui de ses fortifications est très-commune dans les villes d’Orient ; je l’ai observée à Mossoul, à Bagdad, à Basra, à Orfa ; elle avait pour motif, à Babylone, une mesure de prévoyance, la nécessité d’avoir dans l’intérieur des villes des terres cultivées permettant de soutenir de longs siéges. Je donne cette raison d’après Quinte-Curce, sans trop y croire : cette précaution est d’une ingénuité un peu primitive, et je n’y reconnais pas le génie de Sémiramis. Des greniers d’abondance valaient mieux, et ils n’eussent pas coûté grand effort d’imagination.

La ville proprement dite était entourée de trois enceintes, la première ayant douze kilomètres de tour, la seconde huit, la troisième quatre seulement. Cette dernière était couverte de figures d’animaux et de scènes de chasse, peintes en bas-relief. On y voyait Sémiramis à cheval, attaquant une panthère, et Ninus tuant un lion. Des scènes semblables décoraient le second rempart, bien qu’il ne fût qu’en briques crues, et elles étaient peintes « avec tant d’art, dit Hérodote, qu’elles semblaient vivantes. » La petite enceinte renfermait la citadelle, close d’une triple porte, derrière laquelle étaient des chambres de bronze, qu’une machine ouvrait et fermait. Cette citadelle, résidence favorite de Sémiramis, donnait sur le