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Depuis, Namik est entré en pourparlers avec un ingénieur hollandais d’un très-grand mérite ; mais cet ingénieur demande, pour un déplacement fatigant et dispendieux, un traitement de 20 000 fr. par an, et le pacha le trouve trop cher. Notez qu’il s’agit d’un projet qui peut en vingt ans, donner à la province 50 000 habitants et dix millions de revenus territorial en sus de ce qu’elle a aujourd’hui. Évidemment, le pacha ne comprend pas parfaitement ceci ; — c’est que quand un gouvernement a envoyé ses sujets se former à grands frais dans les écoles spéciales de France et d’Allemagne, et que ces messieurs, de retour chez eux, ne sont bons qu’à fumer le tchibouq, à meubler leur harem de Circassiennes au rabais, et à faire dans la caisse du fisc des trous où la lune elle-même passerait, — ce gouvernement-là ne doit pas trouver trop chers les ingénieurs étrangers qui se résignent à vivre dans un pareil monde.


IV


Suite du voyage. — Le khan Iskhandérié. — Voisinage funèbre. — Mehaouil. — Arrivée à Babylone.

Le khan de Birounous ne nous arrête que dix minutes, le temps de prendre le café, et nous atteignons, au coucher du soleil, le khan d’Iskandérié, où nous avons été précédés par mon cuisinier Dimitri, que nous trouvons en plein feu d’improvisation culinaire. L’embarras est de trouver à loger. Il fait trop frais pour que nous songions à la terrasse. Heureusement que des niches larges, voûtées, de deux mètres et demi au moins de profondeur, s’ouvrent dans l’épaisseur du mur, ou, plus exactement, occupent la place de trois ou quatre des stalles de l’écurie : c’est là que nous nous installons. L’endroit doit être gris de puces ; fort heureusement, M. Peretié a eu la bonne précaution de se munir de trois lits en fer, malgré M. Pellissier et moi, qui avons rugi d’indignation à notre départ de Bagdad, à l’aspect de ce sybaritisme, indigne du vrai voyageur ; M. Peretié a son tour à Iskanderié, et reçoit nos félicitations repentantes. Après le dîner, qui est parfait, nous nous roulons dans nos couvertures, et je m’endors pour tout de bon, non sans avoir saisi des bruits étouffés qui prouvent que dans le compartiment d’à côté on a fort à compter avec la population microscopique du lieu. Heureusement que je n’ai pas l’égoïsme élégant du poëte latin :

Suave…
           …magnum alterius spectare laborem.


Vieux Juif de Babylone. — Dessin de Émile Bayard d’après une photographie.

Le lendemain, en me levant, deux heures avant le jour pour arriver au khan avant la grande chaleur, j’appris qu’un compartiment peu éloigné de nous avait été occupé cette nuit par un mort, — un musulman chiia que ses proches menaient enterrer à Kerbela, terre sacrée pour les adeptes de ce rite. La vie la plus pure ne donne pas aussi sûrement l’accès du paradis que ne le font six pieds de terre à Kerbela, dans ce lieu sanctifié par le sang des deux grands apôtres de l’islam, Ali et Hussein. Aussi, des parties les plus reculées de Perse (on sait que tous les Persans appartiennent au rite chiite), les gens riches tiennent-ils à se faire enterrer dans le territoire de Kerbela, et rien de plus commun que de voir sur la route de Bagdad à l’Euphrate des chameaux ou des chevaux chargés d’une sorte de kafas, cage en claire-voie renfermant un cadavre couché sur un lit d’herbes ou de feuillage. On comprend que parfois le mort, assez rudement cahoté, fasse éprouver au passant le contact pénible que la grande Mademoiselle affronta bravement la nuit qui suivit le massacre de l’hôtel-de-ville, et dont elle nous parle si gaillardement — trop gaillardement — dans ses Mémoires. On étonnerait fort le pèlerin oriental en essayant de lui prouver que cette façon d’agir a quelque chose d’irrespectueux pour le défunt dont il exécute la dernière volonté. En somme c’est peut-être lui qui a raison, en ce sens que chacun honore la mort de la manière qu’il l’entend ; l’essentiel, c’est qu’on y apporte une pensée sincère, respectueuse, et une pieuse simplicité.