Page:Le Tour du monde - 16.djvu/65

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bérance d’activité et de vie, nulle part le désert : bien au contraire, une population si dense que le long de quelques-uns de ces canaux, notamment le Nil et le Chât-Ibrahim, les lieux habités se succèdent sans interruption sur une longueur de trois à cinq heures de chemin.

Voilà le passé : quant au présent, il parle assez de lui-même. Un immense désert jauni, couvert de monticules de ruines, sillonné en tous sens de canaux desséchés : quelques pauvres villages de fellahs, semés le long des fleuves, de loin en loin quelques groupes de tentes noires appartenant aux Arabes Montefik, Chamar, Beni-Lam, Djerboua, Zobeid, tous plus squalides et plus maraudeurs les uns que les autres : voilà ce qu’est aujourd’hui l’héritage de Sémiramis. Du temps des khalifes, l’antique prospérité du pays n’avait pas cessé : mais les Turcs sont venus, et le proverbe d’Orient dit : où le Turc a passé, l’herbe ne pousse plus. Les canaux obstrués ont cessé de couler, les paysans se sont enfuis devant les Arabes qu’un gouvernement fort ne contenait plus : l’Euphrate, laissé à lui-même, a répandu l’excédant de ses crues annuelles sur les plaines de l’ouest qui se sont couvertes de lagunes empestées.

La Porte s’est émue d’apprendre que les Arabes étaient les vrais propriétaires de sa province de l’Irak, et a donné l’ordre aux officiers supérieurs de la frontière sud-est de lui envoyer, enchaînés, les cheiks des rebelles. Les pachas, m’a-t-on dit, se sont consciencieusement mis en campagne avec leur lourde infanterie nizam, et se sont fait bravement berner, promener et battre par les goums rapides des Montefik, des Chamar et de leurs amis ; après quoi ils ont écrit à Constantinople : « Que ne nous ordonnez-vous de vous amener captifs les oiseaux du ciel ? »


Ruines de Tekrit (p. 50). — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.

J’adore le style de cette chancellerie turque : elle est pleine de métaphores splendides. La Porte n’a pas été aussi admirative que moi, s’il est vrai, comme on l’ajoute, qu’elle ait réduit à cette occasion le traitement de ses pachas.

Namik-Pacha, gouverneur actuel de Bagdad et de tout l’Arabistan (c’est ainsi qu’on nomme communément les anciens pachaliks de Bagdad et Mossoul, habités par les Arabes), Namik-Pacha, dis-je, le héros trop connu des affaires de Djedda, est, du reste, un administrateur d’un certain mérite. Amis et ennemis s’accordent unanimement sur un point important : il ne vole pas. C’est d’autant plus méritoire qu’il n’y a pas quatre pachas qui ne soient point d’insignes voleurs : mais il dépare cette qualité réelle par une haine intense contre les Européens et par un esprit de fiscalité enragée. Voulant, non pas améliorer le sort du paysan, mais augmenter le produit du sol et par conséquent de l’impôt, il songea à rouvrir les canaux babyloniens, et fit venir pour cela trois ingénieurs égyptiens qu’une certaine pratique dans le delta du Nil avait familiarisés avec la science difficile des irrigations. Les effendis vinrent, examinèrent, dressèrent des plans et devis. Malheureusement, ces devis devaient passer sous les yeux du grand medjlis, c’est-à-dire du conseil général de la province. Mais, au rebours de nos conseils généraux, composés des principales capacités de chaque département, un medijlis turc n’est trop souvent qu’une réunion d’ignorants présomptueux à qui leur fortune a servi de principal titre pour arriver là : négociants chrétiens véreux, propriétaires turcs ivrognes et indolents. Tous n’ont qu’une seule préoccupation, c’est de suppléer à la gratuité de leurs fonctions en se partageant une foule de bonnes affaires fiscales, les adjudications, les pots-de-vin et le reste. Or, nos braves effendis n’avaient aucun bakchih à offrir à ces messieurs, et leurs plans furent déclarés impraticables : mal payés et abreuvés de tracasseries, ils sont retournés au Caire.