Page:Le Tour du monde - 16.djvu/62

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

air de fantaisie comme Ya dellâl hamza fadda ou Aho ! aho en Nusserani !

Pendant que mon vendeur empoche son patard, un autre vient triomphalement proposer à M. Peretié un antique dont la vue nous fait éclater d’un fou rire. C’est un petit berger en porcelaine, de ceux qui servent chez nous d’encriers ou de porte-allumettes. L’Arabe s’en va stupéfait, ne comprenant rien à la stupidité de ces Franghis qui donnent des piastres de bon argent pour une sale terre cuite, couleur de brique, et n’offrent rien de ce joli petit homme qui a une si belle veste bleue, une peau si rosée et des souliers si mignons.

Nous repartons après une heure de halte. Cinq quarts d’heure nous mènent à un large canal desséché, dont le lit plus élevé que le niveau de la plaine, court de l’Euphrate au Tigre entre deux talus écrêtés par le temps. Un autre canal, plus petit et plus bas, court parallèlement au premier, et le tout est complété par un canal moderne, dont l’eau rapide charrie un limon rougeâtre, et qui est d’ailleurs le plus insignifiant des trois.

Je salue presque avec respect cet antique témoin des plus anciens âges. Ce n’est en effet rien moins que le fameux Nahar-malcha (fleuve royal) des rois de Babylone. Selon Pline, un satrape de Babylone le fit creuser pour faire dériver vers le lit du Tigre, le trop plein des eaux de l’Euphrate lors des débordements périodiques de ce grand fleuve. Alexandre songea à le faire réparer : Trajan et Sévère le creusèrent et le rendirent navigable. Julien, dans sa brillante campagne de Babylonie, le trouva, dit Ammien Marcellin, « tari et en partie comblé avec de grosses pierres, » ce que je me refuse à croire, sachant par mes propres yeux, à quel point le plus simple caillou est introuvable en Babylonie. Il fit curer ce fleuve fossile, comme l’appelle l’historien romain, et y embarqua ses troupes pour descendre dans le Tigre. Cette tranchée, qui n’a par elle-même rien pour fixer l’attention du voyageur, avait donc occupé la pensée de quatre des plus grands souverains de l’antiquité, sans compter ceux que l’histoire ne nomme point. Sur cette motte de terre, quels noms et quels souvenirs !


Vue générale des ruines de Babylone (voy. p. 62). — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. G. Lejean.


III


Digression. — L’ancienne plaine de Babylone. — Sa culture et sa fertilité ; ses villes et ses canaux. — État actuel comparé à celui d’autrefois. — Les satrapes et les pachas. — Anecdotes.

Le steppe parfaitement désert, affreusement désolé, que je parcourais depuis Chât el Atîka, était précisément cette Babylonie qui, au temps des Perses, produisait à elle seule un tiers du revenu agricole de l’empire. Cette splendide plaine d’alluvion était quelque chose comme ce que sont aujourd’hui l’Ukraine, la Lombardie ou la Belgique. Hérodote la cite comme la plus fertile de son temps en fait de céréales : le froment, selon lui, rapportait en moyenne deux cents pour un, trois cents dans les meilleures années ; la feuille du froment et celle de l’orge atteignaient une largeur de quatre doigts. Le grand historien ajoute naïvement : « quand à la grosseur de tige du millet et du sésame, je ne la dirai point, quoique je la connaisse parfaitement : je passerais pour un menteur. » Il a bien tort à craindre : bien que chez nous le rendement moyen du blé ne soit que de quinze pour un, tout le monde sait que les expériences faites sur le blé égyptien, appelé (plus ou moins proprement) blé de momie a donné deux cent vingt.

Les arbres fruitiers n’y réussissaient pas, à l’exception du dattier, qui poussait dans toute la plaine, et qui fournissait aux Babyloniens toutes sortes de boissons et d’aliments : du vin, du vinaigre, du moût où du sirop, des dattes en gâteaux et en farines. La vigne ne vint que plus tard : ce fut un des nombreux bienfaits de la conquête d’Alexandre.