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affecte presque partout, ce terrain alluvial possède une vigueur productive qui doit égaler, ou peu s’en faut, celle des terres moyennes de la Flandre. Partout où le paysan riverain se donne la peine d’établir une noria d’arrosage, le sol, peu amendé, se couvre de superbes moissons, et mes yeux, fatigués par la réverbération, se reposent avec bonheur sur de larges cultures de blés, qui cessent au pied d’une ligne sinueuse de petits talus grisâtres, à peu près parallèles au fleuve. On me nomme ces talus Chât el Atîka, « l’ancienne rive ; » je note avec soin ce vestige curieux des variations subies par le cours du Tigre depuis les temps historiques, tout en m’étonnant que le sol, des deux côtés du talus, soit exactement au même niveau. Au point où je coupe le Chât el Atîka, vient aboutir un ancien canal desséché qui se dirige vers Akerkouf : c’est le premier spécimen de ces centaines de canaux qui couvraient la Babylonie, et que j’aurai à décrire plus tard.

Je passerai rapidement sur les détails de cette route ennuyeuse, déjà décrite par Niebuhr, Rich et Fraser. Après deux heures et demie de marche rapide, nous nous arrêtons pour déjeuner, au Khan Asad, où nous sommes heureux de trouver au premier étage, une unique petite chambre — et pas trop de puces.

Les khans sont étagés, sur cette route, de deux en deux heures environ. Les uns ont été bâtis par de pieux musulmans du rite chïa (que nous appelons chiites), désireux de favoriser les pèlerinages de leurs coreligionnaires aux villes saintes de Kerbela et Meched Ali ; quelques autres doivent leur origine à une spéculation qui n’est pas trop mauvaise, car la route que nous suivons est extrêmement fréquentée, et les khandjis ne chôment pas de clients.


Chaldéenne, fille du peuple. — Dessin de Émile Bayard d’après une photographie.

Tous ces khans se ressemblent à peu de chose près : une sorte de grande caserne carrée, contenant de belles et très-confortables écuries qui m’ont semblé pouvoir contenir 160 à 200 chevaux. Quelquefois (mais ce n’est pas de rigueur) un petit pavillon, surmontant la terrasse qui forme le toit des écuries et pouvant servir de vigie à l’occasion, peut recevoir de douze à quinze voyageurs : en général, toutefois, ceux-ci préfèrent se rouler dans leurs couvertures, et dormir à la belle étoile, dans la cour ou sur la terrasse.

Mes lecteurs s’étonneront peut-être de voir que dans ces établissements si utiles, ce soit à l’animal que l’on ait songé avant de songer à l’homme. C’est plutôt le contraire qui scandaliserait un Arabe, et, en général, un homme d’Orient. Il pense qu’à la fin d’une longue course, achevée sous un soleil ardent et qu’il faudra recommencer le lendemain, le confort de l’utile serviteur doit passer avant celui du maître, qui, lui, n’a ou ne doit pas avoir beaucoup de besoins. Je connais même plus d’un Français qui, en cela est du même avis que le fils d’Ismaël.

Nous déjeûnons gaîment, et pas trop mal. Les gens du lieu viennent nous offrir quelques antiquités. J’achète un objet fort curieux, un strigilum en albâtre, que je ne m’attendais pas à trouver en Babylonie : il ressemble absolument au strigilum en terre cuite, que j’ai acheté il y a cinq ans, à Assouan, près du tropique, à un fellah égyptien dont la famille a depuis des siècles, me dit-on, le monopole de La fabrication de ces articles. Le strigilum est un produit assez original du sybaritisme oriental : c’est en français vulgaire, une râpe de bain, destinée à produire sur la peau du baigneur un effet hygiénique assez analogue à celui de l’étrille sur l’épiderme du cheval. Seulement le strigilum babylonien est plein, celui d’Assouan est creux et renferme un caillou qui fait dans l’instrument le même bruit que les pois dans une calebasse : de sorte que le fils de Pharaon peut s’étriller en mesure, et se jouer dans son bain, quelque