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qui jouissaient de la plus grande popularité. Il suffit en effet de remarquer ceux qui ont le privilége d’inspirer le plus habituellement les maîtres dessinateurs de la capitale, ou, en d’autres termes, ceux qui se répètent de génération en génération, dans les albums le plus en vogue, tels que la célèbre série des esquisses d’Hofksai, qui ne compte pas moins de seize volumes.

Puisant au hasard dans les recueils de légendes guerrières, j’y rencontre le récit poétique et l’illustration artistique d’exploits qui manquent à la gloire des héros de l’Arioste.

Asahina-Sabro lance son cheval en pleine carrière contre une troupe d’ennemis, et il passe outre en enlevant de la main droite et faisant pirouetter en l’air un soldat portant le casque et la cuirasse, tandis que de la main gauche il assomme d’un seul et même coup de masse deux guerriers non moins redoutables.

Nitan-Nosiro, l’intrépide chasseur, saute à califourchon sur le dos du sanglier gigantesque qui a terrassé, déchiré, foulé aux pieds tous les compagnons du héros ; et celui-ci, se cramponnant des deux genoux aux flancs du monstre furieux, lui plonge tout à loisir son coutelas dans la nuque.

Sousigé, l’un des écuyers du mikado, surprend ses camarades accroupis autour d’un damier : il pique des deux, et d’un bond son cheval est au milieu du damier, immobile et debout sur ses deux pieds de derrière ; et son maître, qui n’a pas lâché un instant les étriers, se tient aussi ferme dans cette position difficile, que la statue équestre de Pierre le Grand sur son piédestal de granit aux bords de la Néwa.


Philémon et Beaucis.

L’arc d’Ulysse, roi d’Ithaque, a joui bien longtemps d’une réputation sans rivale ; j’ai bien peur qu’elle ne soit éclipsée par l’arc de Tamétomo, car lorsque ce brave fit la conquête de l’île de Fatsisio, voulant éviter l’effusion du sang et convaincre les insulaires que toute résistance de leur part était inutile, il appela près de lui les deux hommes les plus vigoureux de la race des Aïnos, et paisiblement assis sur un bloc de rocher, il leur présenta son arc en le tenant par le bois et en les invitant à essayer d’en bander la corde. Ils la saisissent chacun des deux mains, et appuyant leurs talons contre le bois de l’arc, ils se penchent en arrière de tout leur poids et tirent la corde de toutes leurs forces. Ce fut en vain ; elle ne céda que lorsque Tamétomo l’eut prise délicatement entre le pouce et l’index de la main droite, pour lancer aussitôt une flèche, qui se perdit dans les nues.

Tel est, en quelques traits, le goût dominant de la littérature héroïque des Japonais. Il me sera beaucoup plus difficile de donner une idée de leurs légendes merveilleuses ou fantastiques. Le mérite de ces productions, qui sont, pour la plupart, de très-courtes poésies, me paraît essentiellement résider dans le choix des expressions, dans la facture des vers, et, pour tout dire en un mot, dans l’élégance du style, abstraction faite du fond du sujet, car Le plus souvent la traduction ne nous en laisse qu’un énoncé puéril, sans signification morale, sans valeur quelconque pour l’intelligence.

Quelle peut être, par exemple, la pointe du récit suivant ?

L’âme d’une belette très-voleuse s’était cachée dans la bouilloire d’un vieux bonze. Celui-ci l’en vit sortir, un jour qu’il exposa cette bouilloire à un feu plus vif que de coutume.

Voilà tout ! et cette niaiserie n’en fait pas moins le sujet de l’une des estampes favorites du peuple.

Cependant il est de ces légendes qui, malgré toutes les protestations du bon sens et du goût, savent, jusqu’à un certain point, captiver l’imagination, exciter le curiosité, provoquer la réflexion ou éveiller la rêverie.

Maintes fois je me suis demandé quelle pouvait être l’origine, la cause traditionnelle de l’importance presque religieuse que l’on attache dans toutes les familles bourgeoises à une image représentant un vieillard armé d’un racloir en bambou dont on se sert pour la pêche des moules, et une vieille femme tenant un balai qui semble destiné à amonceler des feuilles sèches. À les voir l’un à côté de l’autre, debout ou assis au pied d’un cèdre antique, dont le tronc caverneux paraît leur offrir un asile, je me rappelais involontairement la fable de Philémon et de Baucis ; mais la légende ne parle point de la fin du vénérable couple japonais. Un interprète m’a dit que les gens de sa province considèrent ces deux personnages comme l’Adam et l’Ève de leur pays.