maisons de thé de la banlieue septentrionale. C’est la contrée des riches cultures et des ravissants paysages ; c’est le champ de prédilection des parties de plaisir des familles bourgeoises. Si le bourgeois de Yédo est fier de sa bonne ville, la magnifique banlieue dont elle est entourée, l’Inaka, ne fait pas moins son orgueil : car il est sensible à la fois aux charmes de le belle nature et aux agréments de la société ; il aime les fraîches retraites des bords du Sémida-Gawa, aussi bien que les divertissements des quais de la Cité. Il n’y a proprement que trois choses auxquelles il croie pouvoir refuser sa sympathie : c’est d’abord l’élément perfide, la mer, la vaste baie, qu’il abandonne aux pêcheurs, aux caboteurs et à la garnison des six forts détachés ; c’est ensuite la froide solitude des bonzeries ; et enfin la redoutable enceinte du Castel et du Daïmio-Kootsi. Il s’en tient éloigné autant que ses affaires le lui permettent ; et quant à ses plaisirs au sein de la ville même, il les cherche à la plus respectueuse distance du siége du gouvernement.
Le Riogokou-Bassi peut être envisagé comme le centre
des réjouissances nocturnes de la bourgeoisie et
des hattamotos. Ce pont, qui est tout à fait en dehors
du mouvement commercial de la Cité, met le Hondjo en
communication avec les deux Asaksa, quartiers de la
rive droite qui renferment les Champs-Élysées de Yédo.
Le grand fleuve, dans cette zone urbaine, n’est plus
assez profond pour porter des jonques marchandes, mais
il a une superficie qui permet à des centaines d’embarcations
légères de se mouvoir sans gêne dans toutes les
directions. Pendant les nuits sereines de la belle saison,
des radeaux chargés de pièces d’artifices remontent le
courant et lancent vers le ciel des gerbes de fusées et
des bouquets d’étoiles. Des gondoles, ornées de lanternes
aux vives couleurs, circulent alentour ou passent et repassent
d’une rive à l’autre ; tandis que de grandes barques,
tout enguirlandées de lanternes et de banderolles,
Japonaise jouant du gottô. — Dessin de A. de Neuville d’après une esquisse de M. A. Roussin.
promènent lentement, en amont ou en aval, de joyeuses
sociétés au sein desquelles retentissent les accords de
la guitare et les accents des chansons. Une foule de curieux
assistent du haut du pont ou sur les quais au
spectacle animé et pittoresque que présente le fleuve.
C’est, sous une autre décoration, la fidèle image d’une
fête vénitienne, sans en omettre jusqu’aux syrènes, qui
ne font pas plus défaut sur les ondes de l’O-Gawa que
sur celles des lagunes. Mais d’un autre côté, il faut se
garder de comparer aux bateaux de fleurs de la Chine
les grandes barques de famille ou de société du Riogokou-Bassi.
Elles appartiennent généralement à d’honnêtes
maisons de thé, qui les louent à l’heure et se
chargent en même temps de procurer à leur clientèle
des rafraîchissements, ainsi que la compagnie de quelques
chanteuses et musiciennes de profession. Il ne faut
donc y voir que des annexes de ces maisons de thé et,
occasionnellement, de flottantes succursales des maisonnettes
de bambou installées sur les quais à l’usage
des chanteuses de romances et de légendes nationales.
Quand nous reprîmes le chemin de notre résidence, je dis à nos yakounines combien j’avais regretté de ne pas comprendre les paroles des chants que nous avions entendus. Ils m’assurèrent, en riant et en haussant les épaules, que je n’y perdais absolument rien. L’un d’eux eut cependant la politesse d’ajouter que les livres de légendes des chanteuses de profession se trouvent généralement chez les libraires de la Cité. Je chargeai plus tard un courtier de Yokohama de m’acheter ce qu’il découvrirait de mieux en ce genre, et j’ai lieu de croire qu’il mit beaucoup de complaisance dans l’exécution de mes ordres, car il m’apporta toute une bibliothèque de contes moraux, d’anecdotes historiques et de légendes héroïques ou merveilleuses.
La plupart de ces recueils étant illustrés, il ne me fut pas difficile de reconnaître quels étaient les sujets