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LE JAPON,


PAR M. AIMÉ HUMBERT, MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE LA CONFÉDÉRATION SUISSE[1].


1863-1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


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Les classes lettrées de la bourgeoisie (suite). — La littérature bourgeoise.

Un artiste japonais a caractérisé les deux syllabaires en les symbolisant en deux dessins, dont le premier, représentant un docteur ès lettres, réunit sur les traits et sur le manteau du grave personnage, tous les coups de pinceau qu’exige le Katakana ; tandis que le second, représentant un mendiant, reproduit pareillement tous les coups de pinceau qui forment les caractères de l’Hirakana, le syllabaire du peuple, du style cursif, de l’écriture des femmes, et de La littérature amusante.

En résumé, l’étudiant de Yédo ne laisse pas que de fournir une laborieuse carrière. Instruit dès sa jeunesse dans l’Hirakana, il faut qu’il apprenne le Katakana pour se mettre au fait des productions les plus sérieuses de l’idiome national, et il doit, en outre, acquérir une connaissance assez étendue de la langue chinoise pour être en mesure de lire tout au moins les entretiens de Confucius et de Mencius.

Cette éducation accomplie, il lui reste à la faire valoir dans le monde de la cour, des emplois publics, ou des professions libérales, par la plus scrupuleuse observation des lois de l’étiquette et des convenances sociales. Comme dans les monarchies allemandes l’épithète de « suprême » (allerhöchst) se trouve invariablement accolée à celle de majesté, dans tout ce qui se rapporte aux faits et gestes du souverain, même lorsque l’on parle encore de lui après sa mort (Seine allerhöchstselige Majestät), le langage de la cour et Le style officiel des employés japonais sont tout émaillés de particules et de qualificatifs cérémoniels, qu’il faut savoir ne jamais omettre et toujours placer à propos selon les règles convenues. Il y a des mots, des tournures de phrases, un style enfin qui ne s’emploie que lorsqu’on parle à un supérieur. L’écriture elle-même a sa hiérarchie : le Katakana carré, prototype, se trouve au sommet de l’échelle, où règne le style kaïsho ; dans le style giosho, qui est celui des actes et des documents officiels, le type des caractères chinois s’allie à des ligatures et à des signes empruntés au syllabaire hirakana ; le style losho, en dernier lieu, applique les formes cursives du même syllabaire aux affaires courantes et à la correspondance journalière, en laissant d’ailleurs à la fantaisie de l’écrivain toute liberté de combiner sous son pinceau les éléments graphiques les plus divers.

Kioto était autrefois l’unique foyer littéraire du Japon. Aujourd’hui la vieille cité pontificale conserve encore sa spécialité d’albums de miniatures, d’almanachs du daïri, de livres religieux, de romans et de poésies sur papier vélin parsemé de paillettes d’or. Mais les presses de Yédo l’emportent pour le nombre, la variété, la popularité, l’immense débit de leurs publications. La plupart des nouveautés littéraires de la capitale sont dues au pinceau des professeurs de l’université ou des meilleurs élèves du collége des interprètes. Presque toutes ont un caractère didactique, une tendance pratique, un but utilitaire. Il en est que l’on pourrait intituler l’année scientifique, la revue des inventions et découvertes, la statistique des États de l’Europe et de l’Amérique du Nord, le manuel de l’histoire moderne, le précis de la géographie contemporaine, les annales des sciences physiques et naturelles, de la médecine, de la marine, de la mécanique, de l’art militaire. Les anciennes encyclopédies, qui comptaient jusqu’à deux cents volumes et au delà, sont remplacées par une sorte de dictionnaire de la conversation, qui paraît annuellement en un seul volume, orné d’une quantité de gravures sur bois. Toutefois, la partie ethnographique de cet ouvrage est la seule qui présente un véritable intérêt. Ce qui a trait aux institutions cléricales ou politiques de l’empire se réduit à une sèche nomenclature. Les chapitres consacrés à la description des peuples étrangers sont extrêmement sobres d’appréciations critiques. L’une des plus catégoriques s’applique aux Espagnols et aux Portugais, dont il est dit textuellement qu’ils ont une très-mauvaise religion.

Je ne crois pas d’ailleurs qu’il existe au Japon aucun traité qui s’occupe de controverses religieuses ou philosophiques. La doctrine même de Confucius exclut toute espèce de polémique, car si les hommes sont des êtres naturellement bons, si plusieurs d’entre eux ont su, dans les siècles reculés, atteindre à la perfection, alors il n’y a réellement plus rien à discuter ; la perfectibilité devient un non sens, et le progrès consiste à retourner en arrière, jusqu’à ces empereurs des anciens âges qui, selon le philosophe chinois, ont donné pour tous les temps à l’humanité son type suprême et définitif.

Au reste, il faut convenir que le moment n’est pas encore venu de porter un jugement sur la littérature japonaise. Les savants européens qui sont en mesure de nous la faire connaître, ont dû courir au plus pressé, à la traduction des livres utiles, des traités dont l’étude pouvait rendre des services immédiats à quelqu’une de

  1. Suite — Voy. t XIV, p. 1, 17, 33, 49, 65, 305, 321, 337 ; t. XV, p. 289, 305, 321 ; XVI, 369 et 385.