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les champs de bataille, leurs regards se porteraient avec admiration sur les conquêtes pacifiques accomplies dans l’empire du Japon, au profit du monde entier, par les médecins de la factorerie de Décima, depuis les temps de Kæmpfer jusqu’à nos jours.

Le docteur Pompe van Meerdervoort a pratiqué son art en véritable missionnaire de l’humanité durant Les cinq années qu’il a passées à Nagasaki, de 1857 à 1863. Cette période a été marquée par deux invasions épidémiques du choléra, et le docteur lui-même subit une très-grave atteinte de cette maladie. Le nombre des indigènes, hommes, femmes et enfants, qu’il a traités pendant ces cinq années, s’élève à treize mille six cents personnes, sans compter les malades de l’hôpital qu’il dirigeait. Depuis son arrivée jusqu’à son départ, il a été constamment entouré de quarante à cinquante élèves en médecine, accourus de diverses provinces de l’Empire. Il a remis son œuvre aux soins de son digne successeur, le docteur Bauduin ; et, de retour à la Haye, il vient de publier le résultat de ses observations et le récit de ses travaux en un fort bel ouvrage qui enrichit de deux volumes pleins du plus sérieux intérêt la littérature des mémoires originaux sur le Japon.

L’université de Yédo n’est pas seulement placée sous l’invocation de Confucius ; elle couvre de son patronage les doctrines du philosophe chinois, elle les répand dans les classes lettrées de la société japonaise. Cette action ne s’exerce point sous la forme d’une propagande agressive, ouvertement hostile aux cultes établis. Elle ménage les institutions existantes, mais elle détruit les croyances qui en étaient l’âme. J’ai entendu dire à un interprète de Yédo : « Les élèves de notre université ne croient plus à rien. » L’on m’a aussi parlé d’un fonctionnaire du Castel, qui, dans un dîner diplomatique, déclara gracieusement que les gens comme il faut de son pays étaient tout à fait à la hauteur des nôtres, au point de vue de la religion.

Le clergé, ne se sentant pas menacé dans sa position temporelle, observe envers les lettrés une attitude aussi modeste que prudente. Ce ne sont pas les bonzes qui pourraient s’attaquer à la popularité dont la mémoire de Confucius est entourée au Japon. Il y est universellement vénéré, sous le nom de Koô-ci. Cependant il n’y fut connu qu’à dater de l’an 285 de notre ère. À cette époque, Ozin, le seizième mikado, désolé de voir les paternelles intentions de son gouvernement paralysées par l’ignorance de ses sujets, pria le roi de Petsi (Païk-Tsé), en Corée, de lui indiquer comment il fallait s’y prendre pour instruire le peuple. Le roi lui envoya le lettré Wang-Jin, qui fit connaître au daïri les livres du grand instituteur auquel la Chine était redevable, depuis plus de six siècles, de sa sagesse et de sa prospérité. Les services que le docte Coréen sut rendre à l’empire des mikados ont été si hautement appréciés, que Wang-Jin, tout étranger qu’il était, fut mis au nombre des kamis nationaux, en compagnie des fondateurs de la monarchie et des héros ou des bienfaiteurs du Japon.

Lorsque l’on cherche à se rendre compte de l’influence que les écrits de Confucius ont exercée sur la société japonaise, on doit, ce me semble, reconnaître qu’ils ont contribué, plus que toute autre chose, à la doter non pas certes de la civilisation, mais de la civilité dont elle se glorifie.

La civilisation japonaise, en effet, plonge par ses racines les plus vivaces dans les temps héroïques de Zinmou ; et l’invasion du bouddhisme, postérieure à celle de la philosophie de Confucius, l’a emporté sur cette dernière dans la masse de la population, comme toute religion qui s’adresse aux consciences, supplantera tout système de morale établi sur les seules données de la raison.

Nous éprouvons même de la difficulté à nous expliquer que l’on ait pu jamais attribuer un rôle de quelque Importance, fût-ce en Chine et au Japon, à de simples maximes du sens commun, parmi lesquelles une foule de sentences nous rappellent involontairement les axiomes de M. de la Palisse.

Cependant, si l’on veut bien réfléchir que Confucius a vécu de l’an 551 à l’an 479 avant Jésus-Christ, à une époque et au sein de nations plongées dans les ténèbres d’impénétrables mythologies, l’on comprendra l’étonnement, mêlé d’admiration, que dut exciter une œuvre comme la sienne, œuvre de pure analyse, faisant abstraction de tout ce qui échappe à l’observation sensible et n’admettant, à l’appui de ses enseignements, aucun fait qui ne possédât une consécration historique.

C’est ainsi, à la seule lueur du flambeau de la raison, que Confucius invoque les expériences faites sous le règne des anciennes dynasties, et qu’il en déduit les règles de toutes les obligations de l’homme en société : devoirs réciproques du sujet et du souverain, du fils et du père, de l’époux et de l’épouse, de l’ami envers son ami, et, ce qui n’importe pas moins aux yeux du grand instituteur, devoirs concernant l’observation générale des rites de la politesse et de la bienséance.

En Chine et dans tous les pays soumis à la prépondérance de la littérature classique chinoise, l’attachement du lettré pour les doctrines philosophiques de son maître ou de son auteur de prédilection, est en rapport intime avec la peine qu’il lui en a coûté pour les graver dans sa mémoire.

L’étude d’un livre chinois est un travail des plus ardus, même pour un Japonais, car l’idiome national de celui-ci ne lui offre nulle analogie, nul point de contact avec la langue du Céleste-Empire. D’après l’opinion de M. Léon de Rosny[1], la langue japonaise ne rentre dans aucun des groupes linguistiques reconnus jusqu’à présent par la science. Elle semble, au contraire, inaugurer une nouvelle famille de langues, dont elle serait le chef. Cette circonstance, qui la rend d’un accès très-difficile pour les Européens, n’est pas moins défavorable aux indigènes pour l’étude des langues étrangères.

Une nouvelle source de complications provient de la diversité des dialectes japonais. Plusieurs sont encore

  1. Grammaire japonaise, deuxième édition, 1863.