foule est le plus compacte, et un instant après, à la suite de quelques paroles poliment échangées de part et d’autre, les attroupements se dissipent, comme par enchantement, au bruit d’éclatantes manifestations de joie et de triomphe.
Il y avait en effet de quoi se réjouir : la vengeance était complète : à l’instigation des yakounines, la personne sur laquelle se portait la colère des assaillants, venait de se précipiter dans un puits avec l’amant dont l’influence avait été assez forte pour empêcher le chef du Gankiro, de remplir son devoir envers le roi des bêtos ; et au surplus, tous les employés de l’établissement allaient, du premier au dernier, comparaître le jour même au château des gouverneurs de Kanagawa.
L’un des plus anciens
résidents européens du Japon,
avec lequel je m’entretenais
de l’issue de cette
ignoble affaire, me cita
plusieurs traits analogues
de l’indulgence du gouvernement
pour les passions
populaires. À Nagasaki,
par exemple, il avait
eu l’occasion d’assister du
haut de la galerie d’un restaurant
indigène, à une véritable
bataille rangée des
habitants d’une rue quelconque
contre les habitants
de la rue voisine. Les uns
et les autres vivaient depuis
longtemps, comme
leurs pères avaient vécu,
dans les termes réciproques
du plus souverain
mépris. Ce sentiment demandant
impérieusement
à se faire jour, de toutes
parts l’on s’était armé de
bambous, et après avoir
formé les rangs, l’on avait
Un garçon de caisse. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.
marché à grands cris au combat. La police accourut en
nombreuses escouades, mais se borna complaisamment
à fermer les barrières tout à la ronde pour circonscrire
le champ de bataille, et elle laissa faire pendant deux
heures, au bout desquelles le gouverneur de la ville,
convaincu qu’il allait répondre au vœu secret des deux
partis, leur signifia par ses agents de rentrer en paix
chacun chez soi, ce qui s’effectua sans la moindre difficulté.
En réfléchissant à ces mœurs japonaises, il n’est pas sans intérêt de se rappeler qu’au moyen âge et même jusqu’à la Révolution, nos villes avaient leurs rivalités de rues, et nos campagnes leurs haines de communes, leurs batailles de villages. Un mesquin esprit de clocher, de corporation, de tribu, pouvait seul se développer sous l’oppression combinée du glaive et de la crosse, L’esprit public, au contraire, est le fruit de l’union du droit et de la liberté. Il substitue à l’émeute l’action des pouvoirs réguliers. Il entoure la loi de majesté. Il ne permettra pas non plus qu’un appareil de rigueurs inhumaines fasse de la justice un instrument de terreur, moins propre à effrayer les coupables, qu’à fournir au despotisme un odieux moyen de domination.
Nous ne connaissons pas les mystères politiques de la Venise de l’extrême Orient ; mais personne à Yédo n’ignore que les prisons du Castel ont leurs chambres de torture, leurs oubliettes, leur sinistre réduit des exécutions secrètes.
La simple répression des délits communs est marquée, d’un bout à l’autre, au coin de la férocité. Le limier de police tombe sur un prévenu comme le vautour sur sa proie.
Le bambou est l’accompagnement obligé des interrogatoires : on débute par dérouler l’acte d’accusation sous les yeux du prévenu, et pour peu que celui-ci ne réponde pas au gré du juge instructeur, les coups pleuvent sur ses épaules. Malheur à lui, s’il est soupçonné de mentir ou de se renfermer dans un système de dénégations : on le fait agenouiller sur le tranchant de quartiers de bois dur, et dans cette position, l’on entasse sur ses jambes reployées, de grosses dalles de pierre, jusqu’à ce que son sang rougisse le bois qui meurtrit ses genoux et que des souffrances aiguës lui arrachent l’aveu, vrai ou fictif, du crime dont il est accusé.
Aux yeux d’un juge japonais, tout prévenu est censé coupable. Le tribunal veut des victimes. Les agents de