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ger pour nos personnes. Il n’y avait plus un instant à perdre : on allait évidemment nous susciter des obstacles.

Le plan de Yédo sous les yeux, je calculai que sur les trente quartiers dont la ville se compose, nous en avions à peine parcouru le tiers. Il s’agissait de choisir sans retard, parmi le reste, un nouveau et peut-être dernier champ d’exploration.

Je crus découvrir celui qui nous offrirait le plus d’intérêt, dans un rayon dont le centre est approximativement indiqué par l’O-Bissi, le plus grand pont de Yédo. Nous pouvions en atteindre assez rapidement les quais, soit à cheval, par le Tokaïdo, soit dans notre chaloupe, en profitant de la marée. De ce point central, nous visiterions, à notre gré, sur la rive droite de l’O-Gawa, les quartiers populeux de la cité marchande, sur la rive gauche la ville industrielle du Hondjo.

Je me faisais déjà tout un programme de nos expéditions, lorsque une aventure singulière vint, à la fois, m’encourager à réaliser mes projets, et m’apprendre que j’étais encore bien loin d’en avoir deviné la valeur.

M. Metman avait reçu la visite de deux de ses amis, attachés à la légation prussienne en résidence à Yokohama. Comme ils voulaient profiter de leur séjour à Yédo pour se procurer l’almanach de la cour du Mikado et l’annuaire officiel du gouvernement taïkounal, M. Metman les conduisit, après le déjeuner, chez un libraire de la Cité.

Je lui recommandai de m’acheter, par la même occasion, les curiosités littéraires et artistiques indigènes qui tomberaient sous sa main.

Quand ces messieurs, flanqués de leurs yakounines, se furent installés dans la boutique du libraire, celui-ci s’empressa de leur remettre l’Almanach de Kioto, qui était à l’étalage ; puis il leur annonça que l’Annuaire de
Marchand de chaussures de paille. — Dessin de Feyen Perrin d’après une gravure japonaise.
Yédo se trouvait au magasin, et, poussant un châssis, il passa dans La pièce voisine. L’un des yakounines l’y accompagna. Bientôt tous deux rentrèrent, le libraire balbutiant qu’il n’avait plus d’annuaires à vendre, — Eh ! bien, lui dit l’un des attachés prussiens, veuillez en aller chercher ailleurs, nous vous attendrons ici. — Là dessus, grand mouvement parmi les yakounines, consultation sur la rue, absence prolongée du marchand. Pendant ce temps les trois étrangers allument leurs cigares et invitent un employé du magasin à leur apporter des caisses pour s’asseoir et à déposer devant eux, sur les nattes, tous les ouvrages illustrés de la librairie. Ils les examinaient de concert, faisaient leur choix, prenaient note des prix. Le patron, à son retour, les salua jusqu’à terre, puis soupirant à plusieurs reprises : « L’annuaire, murmure-t-il, est introuvable dans le voisinage, et l’heure est bien avancée pour envoyer au Castel. — Qu’à cela ne tienne ! dépêchez-y votre garçon ! de notre côté, nous allons faire apporter notre dîner. Nous ne sortons pas de chez vous, sans l’annuaire. »

À la suite de cette déclaration, prononcée en chœur, M. Metman écrivit un billet, qu’il chargea l’un des hommes de l’escouade de remettre au comprador du Tjoôdji.

Le libraire, à son tour, donna une commission à l’employé du magasin, et la revue des illustrations en vente se poursuivit avec son aide jusqu’à l’arrivée de quatre coulies du Tjoôdji, portant aux deux extrémités de leurs bambous, des caisses de laque et des corbeilles d’osier contenant le dîner commandé.

On l’étala sur les nattes. Les yakounines et le libraire furent invités à y prendre part ; mais ils remercièrent poliment et se tinrent à distance. Cependant, quand le bruit des bouchons de champagne se fit entendre, un rapprochement spontané s’opéra ; les coupes écumantes circulèrent jusqu’au seuil de la boutique et au delà :