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si étranges, qu’elles en font presque un personnage légendaire en plein dix-neuvième siècle. S’il eût vécu dans l’antiquité, il serait passé à l’état de mythe. « Sylvain, que l’on croit mort depuis deux mille ans, existe, dit Théophile Gautier, et nous l’avons retrouvé ; il s’appelle Denecourt. » Le moderne Sylvain de Fontainebleau a pris à tâche de faire connaître et de rendre accessibles aux promeneurs les sites pittoresques de la forêt. C’est en 1842 qu’il entreprenait cette œuvre, dont il a fait le but unique de sa vie ; il y a consacré une grande partie de la modeste fortune qu’il avait acquise, après avoir quitté le service militaire ; il l’a poursuivie avec une constance qui ne s’est pas démentie, et aujourd’hui, malgré une vieillesse avancée, il s’y dévoue avec un zèle et une activité qu’aucun obstacle n’arrête. Il a tracé dans la forêt environ cent cinquante kilomètres de sentiers. Les fourrés, avant lui impénétrables, ont révélé les beautés de leurs mystérieuses retraites ; les promenades qu’il a créées et décrites sont le charme d’une foule de touristes, qu’elles attirent chaque année à Fontainebleau. Elles n’ont pas seulement mis à même de parcourir facilement les beaux sites de la forêt, elles en font connaître les détails les plus curieux : les rochers imposants par leur masse ou de forme bizarre ; les arbres isolés remarquables par leur âge, par leur force et leur élévation.

Avant que M. Denecour eût signalé à l’attention et compris dans sa nomenclature ces géants séculaires, quelques-uns étaient déjà célèbres : entre autres, le Charlemagne, situé dans une petite vallée ombreuse de la chaîne du Mont-Ussy, bien connue des paysagistes, qui viennent y étudier ce chêne vénérable, mutilé il y a quelques années par la foudre. — Le Bouquet du Roi, situé dans la Tillaie, le chêne le plus célèbre de la forêt, non par son âge et ses dimensions, mais par la régularité de son tronc droit et élancé, a été deux fois de suite brisé par les orages ; une inscription indique aux touristes, attirés par son renom traditionnel, la place qu’occupait cette royauté disparue. D’autres royautés de la forêt, celles du Bouquet de la Reine, de la Reine Blanche, ont également disparu ; leur mémoire même a péri. Mais l’administration, reprenant pour son compte la tradition de ces noms de fantaisie, a fait isoler deux chênes magnifiques, le Briarée, dans le Bas-Bréau et le Superbe, dans le Gros-Fouteau et les a consacrés sous les noms de Bouquet de l’Empereur et de Bouquet de l’Impératrice. Un autre chêne magnifique de la futaie de la Vente-des-Charmes, déjà consacré sous le nom de Jupiter, est devenu le Bouquet du Prince Impérial.


Thomery. — Dessin de D. Grenet.

Il y a quelques années, un précédent inspecteur de la forêt, poussé par un beau zèle, voulut tracer aussi une promenade d’agrément. Il ouvrit à travers Les futaies du Gros-Fouteau et de la Tillaie, une route de calèche d’une vingtaine de kilomètres de développement, qu’il décora du nom de Promenade du prince Impérial. Mais il eut la malencontreuse idée de tracer cette route de telle sorte, qu’elle revient continuellement sur elle-même en replis tortueux. Cette promenade, dans laquelle on chemine sans avancer, n’a plu ni à la cour à qui on en avait réservé l’inauguration, ni à la ville. Elle ne sert qu’à donner de la tablature aux promeneurs mal avisés qui s’y engagent par mégarde.

Vers la même époque l’administration confisqua, en le faisant enclore, tout le canton des Monts-Aigus, la partie la plus belle et la plus pittoresque de la forêt, et qui, située à proximité de la ville, était la promenade favorite des habitants. Cette clôture est d’autant plus fâcheuse que ce canton, réuni au Parquet-du-Tiré, également clos, et qui a été agrandi lui-même, prolonge au loin le territoire de la forêt interdit, qui enserre de ce côté, à l’ouest, la ville de Fontainebleau, déjà enfermée au sud et à l’est par les bâtiments du château et par le parc. Pour que cet empiétement sur les promenades aimées du public fût moins pénible, on accorda la première année trois jours par semaine pour visiter les Monts-Aigus ; la seconde année les visiteurs ne furent plus admis que deux fois par semaine ; l’année suivante la faveur se réduisit à un seul jour. Maintenant on n’y est plus admis du tout ; conclusion qui pouvait se prévoir dès l’exorde !

Quels que soient les pertes qu’elle ait faites et les dommages qu’elle ait subis, malgré la disparition de plusieurs belles futaies, malgré les dévastations de ses roches, la forêt de Fontainebleau reste encore un paysage des plus riches en scènes pittoresques et d’un caractère singulier ; c’est une des beautés naturelles de la France. Le plus grand nombre des touristes étrangers ou nationaux, n’en prennent qu’une idée incomplète, s’ils se contentent, comme ils le font d’ordinaire, de la parcourir en voiture. Leurs cochers les mènent aux endroits consacrés par une admiration banale ; tels que la Fontaine du Mont-Chauvet, le Rocher des Deux-Sœurs, ou la Roche qui pleure (près Franchard), ainsi nommée à cause de l’eau qui, d’une mare supérieure, suinte à travers les fissures du grès. Cette grotte, située dans un paysage aride et sauvage, et intéressante autrefois, est aujourd’hui salie de milliers de noms ; tout autour le sol, sans cesse piétiné, est réduit en poussière. Ce n’est plus qu’une mystification éternisée par la routine et la patience badaude des visiteurs.