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dans les choses de ce monde, les rochers de grès qui, par leurs masses, leur entassement, contribuent à lui donner une physionomie de paysage grandiose, deviennent, par les matériaux utiles qu’ils fournissent, une cause de destruction et de ruine. Les traces de ces ruines sont éparses sur presque toutes les chaînes de collines de la forêt. Jusque dans le voisinage de la ville de Fontainebleau, où habitent un grand nombre de carriers, les yeux sont attristés par des excavations profondes, par des amas considérables de débris plus ou moins gros ou d’écales résultant de la taille des pavés, par des tranchées et les laideurs de carrières abandonnées au milieu des scènes les plus pittoresques.

Dans le principe, l’exploitation du grès s’exerçait suivant le caprice des entrepreneurs, qui s’établissaient dans les localités qu’ils trouvaient à leur convenance ; s’attaquant aux amas de roches les plus faciles à travailler ; ébauchant çà et là un commencement d’exploitation, bientôt abandonnée pour être transportée plus loin ; débitant les parties rocheuses superficielles et délaissant les parties plus profondes et qui exigeaient un travail plus pénible. Si l’intérêt du pittoresque seul eût été compromis par ces dégâts, l’exercice de ce régime de liberté n’eût probablement point été troublé (comme le prouve la dévastation récente de la gorge du Houx, une des vallées les plus accidentées et les plus pittoresques de la forêt, située à peu de distance de la ville et en partie abandonnée, malgré les réclamations de la presse, aux carriers qui l’exploitent en ce moment) ; mais les dommages compromettant les intérêts forestiers et pouvant devenir une cause d’incommodité pour la Vénerie, l’administration dut songer à réglementer les concessions.


La mare aux Corneilles (Croix de Souvray). — Dessin de D. Grenet.

La prodigieuse consommation de pavés que nécessite l’entretien des rues de Paris, consommation à laquelle l’annexion de la banlieue a donné un développement plus considérable encore, est une cause permanente de dommages irréparables pour la forêt de Fontainebleau. La proximité et la facilité de transport par la Seine font qu’elle est destinée à être (avec la vallée de l’Yvette près d’Orsay et de Longjumeau) un des principaux foyers d’alimentation de ce produit pour les inépuisables besoins de la grande cité, malgré la rivalité de la Belgique, dont les pavés, nonobstant des distances plus grandes à franchir, « font, sur le marché de la capitale, une concurrence assez sérieuse à ceux de Fontainebleau pour en avoir fait tomber le prix de deux cent cinquante francs le mille à cent quatre-vingts francs. » Plusieurs circonstances ont pu faire penser un moment que l’emploi du grès pour le pavage de Paris deviendrait de plus en plus limité. On peut lui reprocher sa sonorité bruyante sous le choc et le roulement des roues des chars et des voitures. D’un autre côté, l’importance politique qu’il avait acquise dans les émeutes et les batailles des rues l’avait mis en défaveur auprès de l’autorité. Il fut remplacé sur les boulevards et sur les grandes voies de communication par le macadam. La ville de Paris fit en outre de nombreux essais pour substituer d’autres modes de pavage, au moyen du bois, de l’asphalte… mais le payé resta triomphant de toutes les concurrences. L’exploitation de grès de Fontainebleau devant continuer de manière à alimenter une consommation considérable, il en résulte malheureusement que la DESTRUCTION COMPLÈTE ET DÉFINITIVE DES ROCHERS, qui donnent à la forêt son caractère pittoresque si étrange, n’est plus qu’une affaire de temps. Les dévastations n’en ont déjà que trop envahi les belles parties.

En général, les administrations forestières se montrent peu soucieuses de ce qui constitue simplement la beauté pittoresque. C’est là une question secondaire, nécessairement primée pour elles par la question de bonne exploitation. Elle se complique ici, il faut aussi le reconnaître, par le juste intérêt qu’inspire toute une classe nombreuse de travailleurs, celle des carriers, subsistant d’un travail pénible. Si les cantons pittoresques de la forêt de Fontainebleau contenaient seuls le grès propre à l’exploitation, nul doute qu’il ne fallût se résigner à en faire le sacrifice et à les abandonner aux carriers. Mais, non-seulement il existe des cantons, dépourvus d’intérêt, riches en grès de bonne qualité, et jusqu’ici inexploités, mais encore, parmi les belles collines rocheuses qui ont été déjà ravagées, puis abandonnées par les carriers, pour aller ailleurs attaquer des grès plus superficiels, il en reste de grandes provisions auxquelles on reviendra forcément un jour, quand les autres chaînes auront été dévastées successivement.

N’y avait-il pas moyen, tout en assurant le travail des carriers, de sauvegarder d’admirables paysages qui n’existent plus aujourd’hui ? Malheureusement, nous l’avons dit, le côté esthétique de la question touchait peu l’administration et n’était point pour elle une raison suffisante de défendre la pauvre forêt, sans cesse menacée dans ses vieilles futaies et dans ses roches. Mais elle a depuis bien des années un défenseur dévoué et vigilant, qui, dans la limite de ses efforts isolés, n’a cessé de lutter pour obtenir qu’elle fût mise à l’abri des outrages.

On ne peut pas s’occuper de la forêt de Fontainebleau sans être amené à parler, en effet, d’un personnage dont l’existence est si intimement liée à la sienne, qu’on l’a surnommé l’amant de la forêt. Sa vie, sa passion, sont