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uña, — fait par le captif avec son ongle. Il nous fit aussi observer un bas-relief de marbre peint placé près de la colonne : cette sculpture, qui nous parut dater du seizième siècle, représente le captif en prière ; il est à genoux, les mains jointes, avec la corde au cou et des chaînes aux pieds. Le bas-relief est accompagné de cette inscription en vers latins, digne d’un élève de quatrième, et qui explique comment, « tandis que les mahométans célèbrent leurs orgies dans ce temple, le captif invoque la vraie divinité du Christ ; l’image qu’il a dans son cœur, il la fixe à l’aide de son ongle sur le marbre le plus dur, et en même temps qu’il se rachète à l’avance, il acquiert ainsi l’auréole du martyre. »

 « Hoc sua dum celebrat mahometicus orgia templo,
    Captivus Christi numina vera vocat ;
Et quem corde tenet rigido saxo ungue figurat,
    Aureolam pro quo funere peremptus habet. »

Cette fiction invraisemblable et ridicule, dit un des historiens de Cordoue, ne peut avoir pour fondement que l’histoire de San Rogelio et de San Servio-Dio, qui en 852, un jour où les Musulmans célébraient une de leurs plus grandes fêtes, entrèrent dans la mosquée et se mirent à prêcher l’Évangile ; le peuple les chassa après les avoir maltraités, et ils furent condamnés à avoir la tête tranchée.

Une des tombes, incrustée dans le mur de la mosquée, présente une singularité que nous n’avions jamais observée ailleurs : elle a la forme d’une malle, et est fermée par trois cadenas. Comment le cadavre enfermé si soigneusement, se demande Théophile Gautier, fera-t-il au jour du jugement dernier pour ouvrir les serrures de pierre de son cercueil, et comment en retrouvera-t-il les clefs au milieu du désordre général ?

Nous remarquâmes encore une autre tombe où est enterrée une personne de la famille de Guzman, et sur laquelle se lit cette singulière épitaphe gravée sur une plaque de marbre noir :

« Ci-gît le cadavre de son Excellence Madame Doña Maria Isidra Quintina de Guzman y la Cerda, Marquesa de Guadalcazar é Hinojares, Grande de España, etc. Doctora en filosofia y letras humanas, catedratica honoraria y consiliaria perpetual de la Universitad de Alcalá, Academica honoraria de la Real española, etc.

Cette Grande d’Espagne, qui fut docteur en philosophie et en humanités, professeur et conseillère de l’Université d’Alcalá, membre de l’Académie espagnole, atc., mourut en 1803 à l’âge de trente-cinq ans.

Mentionnons encore une autre tombe, celle de Gongora, le célèbre poëte bel esprit, qui aiguisa quelques épigrammes contre Cervantès, et qui fut à son tour ridiculisé par Le Sage. Gongora était chapelain de Philippe III et chanoine de la cathédrale de Cordoue, où il fut enterré en 1623, dans la capilla de san Bartolomé.

En sortant de la mosquée, nous traverserons de nouveau le patio de los Naranjos, et nous trouverons devant nous une haute tour composée de cinq étages qui s’élèvent en diminuant de diamètre, et qui est surmontée de la statue dorée de saint Raphaël archange, qui plane sur la ville. Cette tour, bâtie originairement par Hernan Ruiz, le malencontreux architecte du chœur de la mosquée, fut renversée vers la fin du seizième siècle par un tremblement de terre, et reconstruite un peu plus tard. Son plus grand mérite, à nos yeux, est d’avoir deux cent vingt-cinq pieds de hauteur ; nous voulûmes monter jusqu’aux cloches et nous fûmes amplement dédommagés de cette fatigante ascension par une magnifique vue qui embrasse toute la ville de Cordoue, le cours du Guadalquivir et les coteaux qui s’élèvent insensiblement jusqu’aux contre-forts de la Sierra Morena.

La tour en question a été construite sur les fondations de l’ancien Al-minar ou minaret arabe. Le minaret de Cordoue était considéré, à l’époque des Khalifes comme une des principales merveilles du monde : on parlait partout des deux énormes globes d’or pur qui surmontaient le sommet de l’Al-minar, et qu’on apercevait à une très-grande distance quand ils étaient éclairés par les rayons du soleil. Entre ces deux globes, on en voyait un troisième d’argent, et ils étaient surmontés d’une énorme grenade, également d’or pur, qui s’élevait d’une coudée au-dessus du dôme.

À côté de la tour, nous remarquâmes la puerta del Perdon, la porte du Pardon, qui est d’une hauteur extraordinaire, et entièrement recouverte de petites plaques de bronze ayant la forme d’un hexagone irrégulier ; ces plaques, ornées d’arabesques et d’inscriptions arabes en relief où ces mots : Béni soit le nom de Dieu, se répétaient plusieurs centaines de fois, sont très-ingénieusement encastrées les unes dans les autres, à la manière des marqueteries de bois qui recouvrent plusieurs des portes de l’Alhambra.

Deux très-beaux aldabones ou heurtoirs de bronze, de forme ovale et de près de soixante centimètres de hauteur, complètent d’une manière très-heureuse la décoration de la puerta del Perdon. Ces aldabones sont très-élevés au-dessus du sol, suivant l’usage des Arabes, qui les plaçaient ordinairement à la hauteur que pouvait atteindre de la main un homme à cheval. Nous les aurions crus d’un travail beaucoup plus ancien, sans cette inscription : Benedictus Dominus Deus Israhel, en lettres gothiques du quinzième siècle, qui règne autour de la bordure. Ces heurtoirs, également repercés à jour et ornés d’arabesques du style le plus pur, sont sans doute l’ouvrage de quelque transfuge de Grenade établi à Cordoue ; on sait qu’un grand nombre d’artisans de ce pays, fourbisseurs, ciseleurs, orfévres, etc., venaient travailler dans les provinces de l’Espagne soumises à la domination chrétienne. Nous avons dessiné un de ces aldabones que nous signalons aux curieux comme le spécimen le plus remarquable qu’on puisse voir en ce genre, et nous en donnons la gravure, page 344. N’oublions pas de recommander en même temps à l’attention des amateurs de curiosités d’autres heurtoirs en bronze de la seconde moitié du seizième siècle, que nous avons remarqués sur une des portes donnant sur la Calle del meson del Sol : les beaux heurtoirs de cette