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dhán, soixante-quinze livres de coton étaient employées pour les mèches. Quant à l’ambre, à l’aloès et autres parfums, on en brûlait ordinairement cent vingt livres par an. N’oublions pas de mentionner une grande lampe d’or d’un travail extraordinaire, qui était suspendue devant l’entrée du Mihráb.

Il serait fastidieux de reproduire tous les détails que rapportent ceux qui ont écrit sur la mosquée de Cordoue : ajoutons seulement ceux-ci : dans le commencement, le nombre de personnes chargées de l’entretien était de cent cinquante-neuf ; plus tard, il fut porté à trois cents.

La toiture de la mosquée où les eaux sont reçues par des canaux de plomb assez forts et assez grands pour contenir deux hommes debout, est encore citée comme une merveille ; on cite également la charpente, entièrement faite d’alerce, bois résineux qui était employé par les Arabes et par les Mores d’Espagne dans la plupart de leurs constructions. Les plafonds étaient merveilleusement sculptés, peints et dorés, comme on peut s’en convaincre par les parties qui subsistent encore. On assure que plusieurs parties de la toiture se sont effondrées parce que depuis plusieurs siècles on arrachait des poutres, soit pour les employer à d’autres édifices, soit pour en faire des vihuelas, ou d’autres instruments de musique, ainsi que des boîtes et toutes sortes de menus objets. Ces dégradations remontent à une époque éloignée, car Ambrosio de Moralès, qui vivait au seizième siècle, s’en plaignait déjà en disant que la valeur du bois ainsi enlevé s’élevait à plusieurs milliers de ducats.

Parmi les dégradations qui contribuèrent à défigurer la mosquée de Cordoue, il faut encore citer la construction du chœur, qui eut lieu en 1523, par ordre de l’évêque Alonso Manrique ; les membres de l’ayuntamiento s’y opposèrent, il est vrai, et il paraît même qu’on menaça de la peine de mort quiconque oserait toucher à l’édifice ; mais le chapitre en ayant appelé à l’empereur, celui-ci, qui n’avait jamais vu la mosquée, permit au prélat de passer outre. Trois ans plus tard, Charles-Quint étant venu à Cordoue, alla visiter l’édifice qui fait l’orgueil de la ville ; quand il vit qu’on avait endommagé de la sorte le chef-d’œuvre de l’architecture arabe, il entra dans une grande colère contre l’évêque et le chapitre :

« Je ne savais pas de quoi il s’agissait, s’écria-t-il, autrement je n’aurais pas permis qu’on touchât à l’œuvre ; car vous faites ce qu’on peut faire partout, et vous avez défait ce qui était unique au monde[1]. »

Ainsi la mosquée de Cordoue, de même que l’Alcazar de Séville et l’ancien palais des rois Mores de Grenade, a été profanée par un vandalisme grossier. Du reste, le plus grand défaut du chœur dont nous venons de parler est de se trouver au milieu d’un édifice arabe ; s’il était placé ailleurs, on l’admirerait volontiers comme un bel ouvrage de la renaissance. La Silleria — c’est ainsi qu’on nomme les stalles, est en caoba (acajou) massif, bois qui a été employé en Espagne avant qu’il fût connu en France. C’est un ouvrage du milieu du dix-huitième siècle, composé d’un très-grand nombre de figures qu’il faudrait regarder à la loupe, et où la patience nous parut avoir une part beaucoup plus large que l’art. Un sculpteur de Cordoue, Pedro Duque Cornejo, y consacra dix ans de sa vie comme nous l’apprit une inscription gravée sur sa tombe, placée sur une dalle à peu de distance du chœur.

Nous ne dirons rien des nombreux rétables de bois sculpté, des grilles de fer ouvragé, des chapelles surchargées de dorure, et qui contiennent des tombeaux d’une grande richesse ; toutes ces choses, qui seraient très-bien à leur place dans une église ordinaire, jurent singulièrement avec la noble simplicité de l’architecture arabe. Une de ces chapelles, celle de Sainte-Agnès, qui date de la fin du siècle dernier, est l’œuvre d’un sculpteur français, Michel Verdiguier, qui fut professeur à l’Académie de Marseille, et à qui on reproche d’avoir représenté la sainte dans une attitude peu décente. L’architecture est également d’un Français, Balthasar Dreveton, « professeur qui nous fut expédié, dit Ponz, comme un grand architecte, et sans qu’on sache comment. »

Parmi les curiosités de la mosquée, il en est une que les guides ne manquent jamais de faire observer aux visiteurs, et qui paraît l’emporter dans leur esprit sur toutes les autres : c’est une colonne sur laquelle se voit, à hauteur d’homme, un christ en croix très-grossièrement sculpté en bas-relief ; ce christ, à côté duquel brûle constamment une petite lampe, est recouvert d’un grillage de fer. Suivant la tradition populaire, cette sculpture plus que naïve serait l’ouvrage d’un prisonnier chrétien enchaîné à la colonne par les Arabes, et qui fut martyrisé plus tard. Jusque-là, rien de bien extraordinaire ; mais voici le merveilleux : le prisonnier en question exécuta son travail entièrement avec son ongle, et sans le secours d’aucun outil. Nous nous permîmes de faire observer à notre guide, en touchant de la main la colonne, que le marbre noir veiné de blanc dont elle est faite est précisément de la qualité la plus dure, et nous ajoutâmes que nous avions bien de la peine à comprendre comment l’ongle d’un homme avait pu remplacer un ciseau d’acier. Cette observation au sujet d’une légende qu’il avait racontée plusieurs centaines de fois, parut choquer si vivement notre homme, que nous nous empressâmes de nous rendre à son opinion, en lui disant que si nous nous étions permis une observation au sujet de la dureté du marbre, c’était simplement pour faire ressortir la bonté de la trempe de l’ongle du captif.

Notre guide s’étant subitement radouci, et voulant achever de dissiper nos derniers doutes, nous fit alors remarquer cette inscription : Lo hizó el cautibo con la

  1. Voici les mots de Charles-Quint, tels que les rapportent plusieurs auteurs espagnols : « Yo no sabia lo que era esto, pues no hubiera permitido que se llegase à la antigua ; porque haceis lo que puede hacerse en otras partes, y habeis deshecho lo que era singular en el mundo. »