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ces rues où pousse une herbe rarement foulée, on rencontre çà et là quelques rares passants.

Nous nous étions représenté Cordoue comme une vieille ville du moyen âge dans le genre de Tolède ou d’Avila ; nous espérions aussi trouver un bon nombre de monuments arabes dans l’ancienne capitale des Khalifes d’Occident. Rien de tout cela, ou presque rien, du moins ; les maisons uniformément peintes à la chaux, ont un aspect parfaitement moderne : des grilles de fer habilement travaillées à jour comme celles de Séville, laissent ordinairement apercevoir un patio garni de fleurs, au milieu duquel s’élance un mince jet d’eau ; les fenêtres, garnies de rejas aux solides barreaux de fer, sont ornées de plantes grasses qui retombent de vases de terre vernissée, à côté d’un rideau aux longues rayures bleues et blanches. Tout cela, du reste, a un air de propreté qui séduit les yeux : on se dit que si les habitants se montrent si peu dans les rues, c’est qu’ils se trouvent mieux chez eux, et qu’ils préfèrent, comme les Orientaux, le bien-être intérieur à la vie en public.

Les anciens monuments sont donc rares à Cordoue. Mais il en est un qui vaut à lui seul dix monuments. C’est la fameuse mosquée, la Mezquita comme l’appellent encore aujourd’hui les Espagnols. On peut dire que la mosquée de Cordoue est un édifice unique au monde. C’est en vain qu’on chercherait en Espagne, en Orient ou en Égypte une construction qui pourrait lui être comparée. L’Alhambra de Grenade, l’Alcazar de Séville sont des merveilles de l’architecture moresque ; mais ces palais ne peuvent donner aucune idée de la mosquée arabe, antérieure, du reste, de cinq ou six cents ans.

C’est en 770 qu’Abdérame (Abdu-r-Rahmán Ab-Dakhel) entreprit d’élever une mosquée qui surpassât en grandeur et en magnificence celles de Damas, de Bagdad et des autres villes de l’Orient. L’emplacement qu’il choisit était occupé par une église dédiée à saint Georges, et bâtie sur les ruines d’un temple de Janus : nous avons raconté comment les chrétiens, à qui cette église appartenait par moitié, furent indemnisés par le Khalife. On poussa les travaux avec une activité extraordinaire. On assure qu’Abdérame, qui avait tracé lui-même le plan de la mosquée, prenait un si grand intérêt à la construction, qu’il venait y travailler de ses mains une heure chaque jour. Néanmoins, il ne lui fut pas donné de voir l’achèvement de son œuvre, qu’il légua à son fils Hishám. Après sa mort, arrivée en 787, ce dernier continua les travaux, qui furent achevés vers la fin du huitième siècle.

On s’est souvent demandé comment les Arabes purent, il y a dix siècles, terminer en si peu de temps un monument aussi gigantesque. D’abord, il faut se souvenir qu’ils étaient alors plus avancés dans les arts et dans les sciences que la plupart des autres peuples. De plus, au lieu de tailler et de polir les innombrables colonnes de marbre qui furent employées dans la construction, on enleva les plus belles qu’on put trouver dans les temples et autres édifices antiques de l’Espagne et de l’Afrique. Notre pays y contribua même pour sa part, car on en fit aussi venir de Narbonne : on ajoute même, bien que ce fait ne semble guère croyable, qu’on vit venir de cette ville de la terre que les prisonniers chrétiens portèrent sur leurs épaules. Ce qui est certain, c’est qu’un grand nombre de prisonniers chrétiens de divers pays furent employés aux travaux. Les historiens arabes en font même un grand mérite au Khalife Al-Mansur, qui ajouta plus tard quelques travaux à la mosquée : ces additions, dit Al-Makkari, furent d’autant plus méritoires, que les travaux furent exécutés par des esclaves chrétiens amenés de la Castille et de plusieurs autres contrées infidèles.

Avant d’entrer dans la mosquée, nous traverserons le Patio de los Naranjos — la Cour des Orangers. — C’est une vaste et agréable enceinte pavée de dalles de marbre et plantée d’orangers et de citronniers énormes, de palmiers et de cyprès, qui forment une épaisse voûte de verdure, sous laquelle des fontaines jaillissantes entretiennent continuellement la fraîcheur. Ce patio offre une particularité assez curieuse : c’est qu’il existe en dessous une vaste citerne à laquelle il sert de voûte, malgré les grands arbres dont il est planté ; aussi un célèbre antiquaire de Cordoue l’a-t-il comparé aux fameux jardins suspendus de Babylone. Suivant une tradition populaire, cette citerne aurait servi, à l’époque de la domination arabe, de prison pour enfermer les esclaves chrétiens.

Le Patio de los Naranjos de Cordoue et celui de la cathédrale de Séville, ont de tout temps fait battre le cœur des Andalous, et lorsqu’ils sont en voyage, ils se plaisent à en évoquer le nom, comme un souvenir de la patrie absente. Ponz raconte à ce sujet une aventure qui lui arriva dans son Viage de España :

« Je parcourais l’Aragon, et j’arrivai de grand matin à un village éloigné de quatre ou cinq lieues de Teruel. II faisait très-chaud, et j’avais l’intention de partir deux heures avant le jour, pour arriver à cette ville avant la chaleur. M’étant mis à la fenêtre de la chambre qu’on m’avait donnée dans la posada, je vis arriver vers le soir six ou sept hommes à cheval, armés de grandes épées, coiffés de chapeaux blancs et vêtus à la dernière mode des majos. En entrant dans la posada, ils s’écrièrent tous ensemble : Alabado sea el patio de los naranjos ! (Béni soit le patio des orangers !)

« Ni les gens de la posada, ni deux ou trois voyageurs qui se trouvaient là ne purent rien comprendre à cette étrange exclamation, et moi-même je ne fus pas plus avancé qu’eux ; c’est en vain que je cherchai quelle sorte de gens ils pouvaient être. »

Ponz raconte ensuite comment, bien qu’il fût persuadé, ainsi que son arriero, que c’étaient des voleurs de grand chemin, ils ne voulurent pas retarder leur départ. Cependant ils arrivèrent à Teruel, fort étonnés de n’avoir pas été attaqués. Quelque temps après, ils rencontrèrent dans cette ville les mêmes cavaliers, et ils finirent par apprendre que c’étaient des toreros de Cor-