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de corteba, c’est-à-dire, en phénicien, pressoir à huile, ou bien si les Carthaginois l’appelèrent ainsi d’un mot qui signifiait la perle du Sud.

La ville de Cordoue est bâtie dans une situation si avantageuse, qu’on peut supposer qu’elle fut un des premiers endroits occupés par les plus anciens habitants de l’Espagne. Il est certain qu’elle existait longtemps avant Jésus-Christ, car Silius Italicus la mentionne dans son poëme sur la seconde guerre Punique, parmi les villes qui fournirent des secours à Annibal. Ce vers du même poëte pourrait faire croire qu’à cette époque Cordoue, ou du moins la province, passait pour produire de l’or :

Nec decus auriferæ cessavit Corduba terræ.

Plusieurs anciens auteurs assurent, du reste, que le Betis (aujourd’hui le Guadalquivir) et d’autres rivières de la Bétique, roulaient autrefois de l’or dans leurs sables.

Martial parle aussi de l’ancienne Cordoue, dont il cite les trapeta ou pressoirs à huile. Les environs de cette ville produisaient autrefois, dit-on, autant d’huile que toute l’Andalousie.

Les Turduli, dont Cordoue était la capitale, étaient très-avancés dans les sciences : Strabon rapporte qu’ils conservaient avec soin les livres de leurs auteurs et de leurs poëtes, et que leurs lois, qu’ils faisaient remonter à une antiquité très-éloignée, étaient écrites en vers. La ville avait été augmentée d’une manière notable dès l’an de Rome 585, par le consul M. Claudius Marcellus, et fut la première d’Espagne à laquelle les Romains donnèrent le titre et les priviléges de colonie romaine. De plus, elle reçut le nom de Patricia, parce qu’un grand nombre de familles patriciennes sans fortune étaient venues s’y établir.

Aujourd’hui encore, la cepa de Cordoba — la souche de Cordoue — est citée comme appartenant à la plus ancienne aristocratie, à celle qui est de la sangre azul, ou du sang bleu, comme disent les Espagnols en parlant de la plus haute noblesse. Ceci rappelle le mot qu’on attribue à Gonzalve de Cordoue : « Il est peut-être d’autres villes où j’aimerais mieux vivre, mais il n’en est aucune où j’aimerais mieux être né. »

Cordoue eut bientôt des temples, des théâtres, des amphithéâtres, en un mot tous les monuments qui embellissaient la capitale du monde civilisé ; et elle ne tarda pas à devenir célèbre par ses écoles, où la langue grecque était enseignée par des grammairiens et des rhéteurs en renom. Parmi les personnages qui illustrèrent la facunda Corduba, — l’éloquente Cordoue — nous ne citerons que les plus connus : Lucain, l’auteur de la Pharsale, et les Sénèque. Les nombreux fragments d’inscriptions latines qui se sont conservés à Cordoue, malgré les bouleversements successifs que la ville a subis, suffiraient, du reste, pour donner une idée de sa splendeur à l’époque romaine.

Sous la domination des Goths, Cordoue perdit un peu de sa prospérité. Cependant plusieurs rois la choisirent pour leur séjour et y firent bâtir des édifices somptueux. On l’appelait alors la ville sainte et savante. Théodefroi, père du roi Rodrigue, y éleva un palais dont les rois arabes firent plus tard leur résidence ; on nous en a montré quelques vestiges dans l’édifice qu’on appelle aujourd’hui el Alcazar-viejo. Cette demeure était ornée avec tant de luxe, que, suivant l’expression d’un auteur arabe, les décorations éblouissaient les yeux.

Après l’invasion de l’Espagne par Tarik, en 711, Cordoue fut la première ville qui eut le courage d’opposer de la résistance aux envahisseurs : les chrétiens y soutinrent courageusement un siége de trois mois. Forcée de céder au nombre, elle devint sous Abdul-r-Rahman ou Abdérame dit le Juste, la capitale du khalifat d’Occident. Abdérame, qui régnait sous la suzeraineté des khalifes de Damas, se déclara indépendant en 756, et prit le titre d’Emir al mumenin, ou prince des croyants. C’est sous le règne de ce prince que fut commencée la merveilleuse mosquée de Cordoue ; c’est lui aussi qui fit venir d’Asie les hommes les plus remarquables dans tous les genres, et qui fonda ces écoles où se formèrent tant de savants célèbres, pendant que le reste de l’Europe était plongé dans l’ignorance.

Sous les successeurs d’Abdérame, Cordoue arriva à l’apogée de sa splendeur et de sa prospérité : elle mérita alors d’être appelée l’Athènes de l’Occident, et devint, suivant l’expression du célèbre médecin Razis, la « nourrice des sciences, le berceau des capitaines. » D’autres auteurs arabes l’appellent encore « la mère des cités, le trône des sultans, le minaret de piété et de dévotion, le refuge de la tradition, le séjour de la magnificence et de l’élégance, etc. » Un poëte dit que Cordoue est à l’Andalousie ce que la tête est au corps ; un autre compare cette province à un lion, dont la capitale des Khalifes d’occident serait le cœur.

Cordoue était au moyen âge la ville du monde où il y avait le plus de livres. Le Khalife Hishám avait réuni une bibliothèque qui contenait plus de six cent mille volumes, et dont le catalogue n’occupait pas moins de quarante-quatre tomes. Cordoue avait la prééminence pour les lettres et les sciences ; Séville, sa voisine, passait pour l’emporter sous le rapport de la musique. Un auteur arabe raconte à ce sujet une anecdote assez intéressante :

« J’étais une fois, dit-il, dans le palais du Khalife Al-Mansúr Ya’Kúb lorsqu’une dispute s’éleva entre un faquir et un caïd au sujet des mérites divers des deux villes. Celui-ci venait de faire l’éloge de Séville : C’est très-bien, reprit le faquir, mais je n’ai qu’une chose à vous dire : c’est que lorsqu’un homme instruit habitant Séville vient à mourir, et que ses héritiers veulent tirer parti de sa bibliothèque, ils l’envoient toujours à Cordoue pour la faire vendre. Lorsqu’au contraire un musicien meurt à Cordoue, et que ses instruments sont à vendre, la coutume est de les envoyer à Séville. »

Malgré les guerres civiles qui désolèrent l’Andalousie, les Khalifes de Cordoue devinrent tellement puissants que plusieurs princes d’Europe et même