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banderillas, avait pour costume une petite veste dans le genre de celles qu’on appelle des zouaves, un jupon court très-bouffant et un large pantalon à la turque noué au-dessus des chevilles ; elle portait fort crânement une petite toque à plume, d’où s’échappait une abondante chevelure. Après avoir salué l’assemblée, la jeune Portugaise sauta lestement dans la barrique, où elle se blottit de manière à ne laisser sortir que la tête, et les mains armées des banderillas.

Le taureau ne fut pas plutôt lâché qu’il s’élança vers la barrique ; mais au moment même où il baissait la tête pour la renverser, Maria-Rosa lui appliqua une banderilla sur chaque épaule. La barrique, cependant, fut renversée, et le taureau, la poussant avec ses cornes, la fit rouler sans efforts, comme ferait un jeune chat en jouant avec une bobine. Il se dirigea ensuite vers les pegadores qui l’attendaient de pied ferme et qui l’arrêtèrent sans broncher. Pendant qu’ils le tenaient immobile sous leur vigoureuse étreinte, la Portugaise sortit de son tonneau, et saisissant l’animal par les cornes, elle s’enleva rapidement à la force des poignets et resta ainsi suspendue pendant quelques instants. Les pegadores ne lâchèrent pas prise, et l’un d’eux, posant sa tête sur celle du taureau, se tint en équilibre, les jambes en l’air, sans faire le plus léger mouvement.

Aussitôt que le pegador eut quitté sa dangereuse position, Les mozos apportèrent une selle et une bride, et se mirent à harnacher le taureau comme s’il se fût agi d’un cheval ; opération qui ne se termina pas sans de violentes protestations de la part du patient. Un des pegadores enfourcha ensuite cette monture d’un nouveau genre, et armé d’un rejoncillo orné de rubans, il courut à la rencontre d’un second taureau qui venait d’être introduit dans le cirque. Après avoir fait quelques tours au hasard, les deux taureaux finirent par se rencontrer, et le pegador, malgré le choc violent qui eut lieu, enfonça son rejoncillo dans le cou de son adversaire.

Il paraît que dans les anciennes corridas, au dix-septième siècle notamment, on se plaisait à ces combats étranges. Goya en a représenté un de ce genre dans l’eau-forte où l’on voit l’Indien Mariano Ceballos, monté sur un taureau, brisant des rejoncillos dans la place de Madrid.

Le pegador, aidé par Les muchachos, parvint à diriger vers une des portes sa monture, qui fut reconduite à l’étable. Quant à l’autre taureau, le programme le condamnait à mourir des mains du Gorrito. Celui-ci reparut donc, toujours monté sur ses échasses ; toujours en sa qualité de madrileño, il eut de nouveau à essuyer, malgré sa merveilleuse adresse, les quolibets et les andaluzadas des amateurs sévillans, qui trouvaient indigne d’un espada de profession de s’attaquer à des taureaux embolados. Le Gorrito, sans se déconcerter, offrit à quelques plaisants de leur prêter ses échasses, s’ils voulaient venir prendre sa place dans l’arène ; mais aucun ne jugea à propos d’accepter cette offre. Ceci nous fit penser à une anecdote qu’on raconte en Espagne, et dont le célèbre acteur Maiquez fut, dit-on, le héros.

Cet acteur était cité parmi les amateurs les plus passionnés pour les combats de taureaux, et il ne manquait jamais de prendre place, comme tous les vrais aficionados, aux barandillas où autres asientos très-rapprochés de l’arène, et d’où l’on peut facilement causer avec les toreros. Un jour que Maiquez croyait avoir à se plaindre d’un picador, trop prudent suivant lui, et qui restait trop près de l’enceinte, il se mit à l’accabler des injures les plus grossières, comme font souvent les habitués des courses de taureaux :

« Salga usted mas ! Altoro, cobarde ! »

Avancez-vous davantage ! Au taureau, poltron, criait Maiquez, qui voulait que le picador, contre toutes les règles de la prudence, poussât son rocinante à los medios, c’est-à-dire jusqu’au milieu de l’arène.

« Señor Maiquez, s’écria le picador impatienté en se retournant vers l’acteur, je ne suis pas comme vous, moi : Eso es de veras ! je joue pour tout de bon !

Les negritos, que les Andalous appelaient aussi los Mongoles, les Mogols, attendirent le dernier taureau à sa sortie ; ils se placèrent de nouveau à genoux, et se laissèrent consciencieusement tourner, retourner et jeter en l’air. Heureusement pour eux deux picadores intervinrent et firent diversion ; puis arrivèrent les banderilleros, qui placèrent leurs trois paires de banderillas, nombre réglementaire. Le clarin sonna enfin la mort du taureau ; la torera qui devait le tuer s’avança avec une désinvolture parfaite vers la loge présidentielle, et après avoir adressé le brindis suivant l’usage, elle se dirigea résolûment vers son adversaire.

Teresa Bolsi, — ainsi se nommait la torera, était une jeune femme de vingt-huit à trente ans, brune, bien proportionnée, aux traits pleins d’énergie ; son costume, qui rappelait beaucoup celui des bailarinas de théâtre, se composait d’un corsage décolleté et d’une jupe très-courte à volants, qui laissait voir des jambes robustes emprisonnées dans des bas de soie couleur de chair ; une abondante chevelure noire, retenue par une résille, s’échappait d’une montera pareille à celle des toreros.

Teresa commença par quelques suertes de capa dont elle se tira à son honneur, et après avoir fatigué le taureau avec son manteau de soie et sa muleta rouge, elle le cita pour le recevoir à la mort, comme disent les gens du métier ; quelques instants après, la bête farouche, frappée d’une superbe estocade á la verónica, c’est-à-dire de face, gisait aux pieds de la torera, qui, saluait Le public de la montera, pour le remercier des applaudissements qu’il lui prodiguait.


Les louanges de Séville. — Les Haciendas et les Olivares ; les Aceitunas sevillanas ; l’huile d’Espagne. — Le chemin de fer de Séville à Cordoue. — Les Nymphes du Bétis. — La Ciudad de Carmona et Philippe IV. — Les romances populaires de Carmona. — Ecija, la poêle à frire de l’Andalousie ; cinquante degrés de chaleur. — Les bords du Génil. — Les Santeros andalous ; la demanda. — Palma. — Les palmiers nains. — Le Castillo d’Almodovar del rio.

La grande corrida de toros à la portuguesa avait obtenu un succès si complet que l’empresario ne tarda pas à en annoncer une seconde ; le programme nous