élevaient ses pieds de plus d’un demi-mètre au-dessus du sol, étaient solidement attachées à ses jambes, de sorte que s’il avait fait un faux pas, il n’aurait pu se relever qu’avec la plus grande difficulté. Mais nous le vîmes bientôt courir avec une agilité tellement merveilleuse, que nous n’eûmes plus la moindre inquiétude sur son compte. Il se dirigea d’abord, suivant l’usage, vers la loge du señor presidente pour lui ofrecer el brindis, c’est-à-dire lui porter un toast avant de tuer le taureau. Voici un échantillon, en dialecte andalou, du brindis que les espadas adressent d’ordinaire au président :
Brindo por usia, por toda la compañia, por la gente de
esta tierra, y por la salusità de mis chavales !
« À votre excellence, à toute la compagnie, aux habitants de ce pays, et à la santé de mes enfants ! »
Son discours achevé, Gorrito jeta à terre sa montera en pirouettant sur ses échasses, et s’élança résolûment vers son adversaire. Après quelques pases de muleta, c’est-à-dire après avoir fatigué le taureau en agitant devant ses yeux le petit drapeau rouge des espadas, il tua d’une fort belle estocade la pauvre bête qui n’en pouvait mais après des exercices aussi variés.
Au bout de quelques minutes d’entr’acte, les clarines recommencèrent leur fanfare, et la cuadrilla des Indios fit son entrée au milieu des quolibets du peuple, car ces prétendus Indiens étaient tout simplement des nègres, et les Andalous professent pour les negritos un mépnis tout particulier. C’est en vain que l’affiche les annonçait comme des sujets du roi du Congo, du roi Fulani, et autres princes de fantaisie ; le public refusait de les prendre au sérieux. On les avait affublés, il est vrai, des costumes les plus grotesques ; leurs couronnes et leurs ceintures de plumes rappelaient exactement certaines enseignes et les prétendus sauvages qu’on voit dans les baraques des foires.
Les negritos, au nombre de cinq, allèrent, sans se déconcerter, s’asseoir sur des chaises de paille placées à quelques pas de la porte qui devait donner passage au second taureau ; ils tenaient à la main leurs rejoncillos ou lances courtes ; derrière eux étaient rangés debout les caporales, vêtus comme des laquais de comédie et coiffés d’un tricorne de général au sommet duquel se balançait un long panache ; les caporales, qui commandaient aux Indios et devaient au besoin les appuyer, étaient également armés de rejoncillos et tenaient à la main gauche, sans doute comme insigne de leur dignité, un gigantesque éventail de papier rose.
La porte s’ouvrit enfin, et le taureau fondit comme une trombe sur les nègres qui lui barraient le passage ; cependant les malheureux tinrent bon, et n’abandonnèrent pas leur poste avant d’avoir employé leurs rejoncillos. Ce fut alors une comédie qui porta au plus haut point l’hilarité du public : les nègres, soulevés comme des plumes par l’animal furieux, volaient en l’air pêle-mêle avec les chaises ; mais à peine retombés sur le sable, ils ne manquaient pas de se pelotonner en boule, et restaient ainsi sans faire le plus léger mouvement ; car ils savaient par expérience que les taureaux s’attaquent de préférenee aux objets qu’ils voient remuer. Néanmoins, quelques-uns reçurent de terribles horions, au plus grand contentement des spectateurs ; mais ils se laissaient rouler sans changer de position, exactement comme un hérisson qu’on pousse du pied et qui se met en boule ; et cela durait ainsi jusqu’à ce que le taureau, las d’exercer sa furie sur un objet inerte, le quittât pour passer à un autre.
Heureusement pour les infortunés negritos, les pegadores reparurent et mirent fin à leur supplice, en abaissant leurs bras vigoureux sur le taureau, qu’ils arrêtèrent comme le précédent, et qui fut tué quelques minutes après par un espada de Madrid, nommé Ricardo Osed. Ce torero, assez maladroit, du reste, fut vigoureusement hué et sifflé par le public andalou, en sa qualité de madrileño ; car il existe, au point de vue tauromachique, un antagonisme prononcé entre les Andalous et les Madrilègnes.
Pendant l’entr’acte qui suivit, reparurent les Indios que nous croyions moulus à la suite des coups sans nombre qu’ils avaient reçus ; mais il paraît que l’habitude les rend insensibles, car ils firent leur entrée en dansant la sopimpa, un pas nègre dont l’orchestre marquait le mouvement saccadé. Ils exécutèrent ensuite d’autres danses de leurs pays, telles que le cucullé et le tango americano ; cette dernière surtout, dont l’air est très-populaire en Andalousie, obtint un grand succès, et fut redemandée plusieurs fois ; le public des asientos de sol (places au soleil) se mit à entonner en chœur la chanson si connue du tango :
Pobre negrito,
Que triste està ;
Trabaja mucho,
Y no saca nà !
« Pauvre négrillon, qu’il est malheureux : il travaille beaucoup et ne gagne rien ! »
C’était une allusion au métier pénible et peu lucratif des Indios ; car les malheureux ne gagnent, dit-on, guère plus d’un duro par jour pour recevoir tant de horions ; du reste, leur corvée n’était pas finie ; en effet, nous les vîmes, quelques instants plus tard, prendre position de nouveau pour attendre le taureau à sa sortie ; seulement, il y eut une variante : au lieu de s’asseoir sur des chaises comme la première fois, ils se placèrent à genoux devant la porte du toril : mais le résultat fut exactement le même pour leurs côtes.
Au moment où l’on se disposait à lâcher le troisième taureau, entrèrent dans le cirque des garçons de service qui roulaient une barrique ouverte d’un côté : après l’avoir placée debout à l’endroit même où les nègres avaient attendu le taureau, ils s’enfuirent à toutes jambes, et nous vîmes entrer une jeune fille qu’on nous dit être Maria-Rosa Carmona, surnommée la intrepida Portuguesa. L’intrépide Portugaise, qui tenait à chaque main une de ces petites flèches garnies de papier qu’on appelle