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soixante-quinze centimes pour le matériel. Les aguadores ont en outre un avantage sur les autres petits marchands : c’est de ne payer pour tous droits de vente que le prix d’une entrada de sol, ou place au soleil, qui ne s’élève ordinairement qu’à un franc, tandis que les naranjeros et autres vendedores sont obiigés de payer moitié en sus pour avoir le droit de débiter à l’intérieur leurs oranges et leurs gâteaux. Parmi ces marchands en plein vent, il faut encore citer ceux qui vendent des rosquetes et des barquillos, gâteaux à l’huile qui se sentent de fort loin ; des avellanas (noisettes), et certains gâteaux très-légers dont le nom pittoresque : suspiros de fraile, rappelle celui d’une pâtisserie bien connue chez nous, et dont l’invention est attribuée aux nonnes ; puis enfin ceux qui crient les altranuces (en dialecte andalou artamuses), où lupins grillés ; ce modeste légume chanté par Horace, et dont les philosophes grecs faisaient, dit-on, leur nourriture de prédilection.

La corrida était annoncée pour trois heures, et les toreros sont toujours d’une ponctualité remarquable : on procéda donc à l’opération qu’on appelle el despejo, opération qui consiste à faire évacuer le cirque, puis eut lieu le paseo de la cuadrilla, le défilé traditionnel que nous avons déjà décrit. Le caballero en plaza, montant un caballo de escueda, un cheval de haute école, ouvrait La marche, suivi de la cuadrilla, des Pegadores, des Indios et des Caporales, qui allèrent successivement faire le salut d’usage à la autoridad competente. Le défilé terminé, le señor présidente agita son mouchoir, signal qui voulait dire qu’on pouvait commencer la course.

Le cirque n’était occupé que par un des membres de la troupe portugaise, José Bó, surnommé le tigre, à cause de son agilité prodigieuse. Il se plaça debout et sans armes, à quelques pas de la porte du chiquero, — c’est ainsi qu’on appelle en Andalousie la loge étroite où l’on enferme chaque taureau avant la course. Aux premières notes d’une fanfare de trompettes, la porte s’ouvrit avec bruit et l’animal furieux s’élança avec impétuosité ; mais voyant son adversaire qui l’attendait immobile, il s’arrêta court, et après avoir fait voler avec ses pieds de devant des nuages de poussière, il baissa la tête, et se précipita sur José Bó. D’après le programme, celui-ci devait attendre le taureau, et passer por entre sus manos y patas : on appelle manos, ou mains les pieds de devant, et patas ceux de derrière. Nous ne saurions dire exactement comment cela se fit, tant les mouvements du tigre furent rapides, mais celui-ci passa comme une flèche entre les pieds du taureau, qui se mit à pousser, des beuglements, fort étonné sans doute d’avoir donné ses coups de corne dans le vide.

À l’autre extrémité du cirque se tenait gravement en selle le caballero en plaza, don Joaquin de los Santos ; il était armé d’un rejoncillo, espèce de lance de bois à peu près semblable à celles dont on se servait anciennement dans des tournois, mais plus faible, longue seulement d’un mètre et demi, et garnie à l’extrémité d’une pointe de fer. Dans les anciennes courses de taureaux, il était réservé aux caballeros de briser des lances, quebrar rejoncillos : Goya a représenté cet exercice dans plusieurs des eaux-fortes de sa célèbre toromaquia ; on y voit notamment un caballero espagnol brisant des rejoncillos sans l’aide des chulos. On assure que le Cid Campeador, Fernand Pizarre, le frère du célèbre conquérant du Pérou, Charles-Quint, dom Sébastien de Portugal et d’autres personnages illustres, aimaient à descendre dans l’arène et à y briser des lances.

Don Joaquin de los Santos montait un superbe ginete andalou, au poil noir et luisant, à la crinière épaisse et à La longue queue retombant jusqu’à terre. Il piqua des deux vers le taureau, et le frappa sur le muffle de son rejoncillo qui vola en éclats, car ces lances, faites d’un bois blanc très-fragile, sont destinées à se briser au moindre choc, et ne font qu’exciter l’animal sans le blesser.

Le taureau irrité voulut se venger ; mais le caballero, dont le cheval était admirablement dressé, l’évita par une habile volte-face, et fit un temps de galop pour aller prendre un nouveau rejoncillo qu’un mozo lui tendait. Il brisa ainsi plusieurs lances, en dirigeant son cheval avec une si grande habileté, que le taureau ne put l’atteindre une seule fois ; puis il se retira à reculons en saluant tranquillement, aux applaudissements frénétiques de la foule.

Le caballero en plaza ne fut pas plutôt sorti, que nous vîmes s’avancer dans Le cirque huit pegadores portugais : on les appelle ainsi, du mot pegar, qui signifie littéralement coller, parce que leur spécialité consiste à saisir fortement le taureau et à se coller à lui, pour ainsi dire, de manière à l’arrêter instantanément á brazo partido, c’est-à-dire par la seule force du bras et sans le secours d’aucune arme, quelle que soit la rapidité de sa course.

Le costume des pegadores se composait d’une culotte courte, retenue par une large ceinture de couleur, d’une veste d’indienne à ramage qui paraissait avoir été taillée dans de vieux rideaux, et d’un long gorro ou bonnet de laine à peu près semblable à la coiffure des pêcheurs catalans. Les pegadores commencèrent à provoquer le taureau en gesticulant et en criant, afin de l’attirer de leur côté ; animal ne tarda pas à répondre à leur appel, et au moment où il allait fondre sur eux, nous les vîmes élever en l’air le bras droit, et l’abattre rapidement sur le dos du taureau. En même temps, un pegador saisissait l’animal par la queue, et un autre s’asseyait sans façon entre ses deux cornes. Tout cela avait à peine duré quelques secondes, et le taureau s’arrêta comme s’il eût été galvanisé. Les pegadores le maintinrent immobile quelques instants et le lâchèrent tout à coup, sur un signe du président de la place.

Nous vîmes alors paraître Miguel Lopez Gorrito, monté sur ses échasses, et suivi de quelques chulos agitant leur capes. C’était un homme de petite taille, vêtu du costume traditionnel des espadas ; ses échasses, qui