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l’honneur de la sainte Vierge, et après chaque copla ils reprenaient cet estribillo ou relrain :

A la madre de Dios escogida,
Compañeros, cantad,
Y de España Patrona real,
Campañeros, cantad, concebida
Sin pecado original.

« Chantez, mes compagnons, à la louange de la Mère de Dieu, à la louange de la royale Patrone de l’Espagne, conçue sans péché originel. »

Tout en chantant ces couplets d’une fort jolie voix, les seises continuaient à danser en s’accompagnant de leurs castagnettes ; à vrai dire leurs pas ne ressemblent en rien aux danses profanes en usage en Espagne : ce sont des coulés ou des glissés, sur un mouvement de valse très-lent, tout à fait dans le genre de ceux de l’ancienne pavane d’Espagne telle qu’on la dansait au seizième siècle, ou du menuet, qui la remplaça. Le jour de la Fête-Dieu les seises figurent dans la procession à côté de la custodia qui contient le Saint-Sacrement ; on nous a assuré que d’après un usage très-ancien, ils dansent aussi devant la reine, quand elle vient à Séville.

Les seises n’exercent leurs fonctions que pendant quelques années ; lorsque leur voix commence à muer, ils sont remplacés par des enfants plus jeunes, et après avoir laissé au vestiaire de la sacristie leurs brillants costumes, ils disent adieu aux honneurs pour reprendre le chemin de la boutique ou de l’atelier.


Une Corrida à la portugaise. — Les Vendedores. — Don Joaquin de los Santos, le Caballero en plaza. — Les rejoncillos. — Le tigre José Bo. — Les pegadores. — Un espada monté sur des échasses : Miguel Lopez Gorrito. — Le Brindis au Señor présidente. — Les Indios et les Caporales. — La Sopimpa, le Cucullé et le Tango. — Maria Rosa Carmona, la pegadora. — Un taureau sellé et bridlé. — L’acteur Maiquez et le picador. — Teresa Bulsi, la torera.

Nous avons déjà dit quelques mots d’une Corrida à la Poriuguesa qui fut donnée à Séville à l’occasion des fêtes de Pâques : ce mélange du sacré et du profane est chose assez commune dans la Péninsule : nous n’avons donc pas besoin de transition pour passer des danses religieuses et des seises de la cathédrale aux Corridas en question.

Depuis quelque temps les principales rues de Séville étaient tapissées de gigantesques affiches de toutes couleurs, hautes de deux mètres au moins, et larges en proportion. Ces affiches annonçaient aux habitants de Séville et aux populations andalouses rassemblées dans la capitale une course extraordinaire de taureaux ; on lisait en tête ces mots en caractères énormes :

GRAN CORRIDA DE TOROS EMBOLADOS LIDIADOS
A LA PORTUGUESA.

Nous avons déjà parlé des taureaux embolados : on sait que leurs cornes sont garnies de morceaux de bois arrondis garnis de cuir, qui les empêchent de percer leurs adversaires, mais non de leur infliger des contusions plus dangereuses parfois que les coups de poing les plus vigoureusement appliqués.

Quant aux taureaux combattus à la portugaise, lidiados a la Portuguesa, contrairement à ce qui se passe dans les corridas à l’espagnole, ils n’ont pas tous nécessairement à affronter l’épée de l’espada, et ils sortent quelquefois vivants du cirque. En outre, il est de rigueur qu’ils doivent toujours être embolados ; les affiches en préviennent formellement le public, et il est de règle que si, pendant la course, un taureau vient à se desembolar, c’est-à-dire à perdre l’accessoire qui le rend relativement inoffensif, il doit être reconduit à l’étable sous l’escorte des cabestros, ces bœufs paisibles que les taureaux les plus féroces suivent avec une parfaite docilité. Aussitôt qu’il a disparu, un autre taureau embolado entre immédiatement en scène pour le remplacer.

Notre affiche promettait encore aux aficionados les exercices du caballero en plaza, souvenir des anciennes courses du temps de Charles-Quint[1], les Indios et les Caporales, et les fameux Pegadores portugais, sans oublier une Pegadora, chargés d’arrêter dans leur course les taureaux les plus furieux.

Ce n’était pas tout, une cuadrilla complète de toreros espagnols devait combattre des toros de muerte, — des taureaux de mort : c’est ainsi qu’on nomme ceux de ces animaux qui sont destinés à être combattus, suivant les règles ordinaires de la tauromachie, et à périr finalement par l’épée.

Le programme de la corrida à l’espagnole n’était pas moins séduisant que celui de la course à la portugaise : d’abord une jeune torera, Teresa Bolsi, devait tuer un taureau de sa blanche main ; ensuite, parmi les espadas figurait le célèbre Miguel Lopez Gorrito, de Madrid, qui avait la spécialité de combattre Les taureaux subido en los zancos, comme disait l’affiche, c’est-à-dire monté sur des échasses,

Alléchés par des promesses aussi séduisantes, nous nous empressâmes de retenir les barandillas de piedra, les places les plus rapprochées du cirque, celles que recherchent de préférence les aficionados consommés. À trois heures nous avions pris possession de nos asientos à l’ombre, et, la lorgnette en main, nous nous amusions à voir les gradins destinés au peuple se garnir rapidement d’une foule joyeuse et bruyante, dont les costumes aux couleurs brillantes scintillaient en plein soleil.

Le redondel, ou cirque proprement dit, était encombré de majos et de gamins que les alquaciles à cheval allaient bientôt renvoyer à leurs places. Les vendeurs d’eau fraîche, d’oranges et de gâteaux offraient à l’envi leur marchandise avec les cris les plus bizarres : ces industriels sont toujours très-nombreux aux courses de taureaux, les aguadores principalement. Ces derniers, surtout, peuvent se passer d’une mise de fonds considérable : deux réaux pour une cantára ou alcarraza de terre poreuse qu’ils vont remplir à la fontaine la plus voisine, un réal pour un verre grossier ; total :

  1. Le caballero en plaza était un amateur qui travaillait pour la gloire ; c’était le gentleman rider de la course de taureaux.